VICENÇ BATALLA. Arrivés à la moitié du Festival de Cannes, et esquivant les dangers d’un virus qui continue de conditionner tous les mouvements, deux films en compétition nous parlent de ces relations invisibles qui ne se voient pas mais font partie du quotidien. C’est ce que propose Drive My Car, du réalisateur japonais Ryusuke Hamaguchi. Bien qu’il soit le plus long de tous les films en lice pour le prix, avec ses trois heures de durée, le film a précisément besoin de ce temps pour transmettre visuellement les figures présentes et absentes dont il est le sujet, dans un exercice sur les empreintes des paroles et du silence. Se plongeant dans l’île de Fårö d’Ingmar Bergman, la Française Mia Hansen-Løve s’approprie l’héritage cinématographique de ce totem, l’emmenant sur son propre terrain et en le déconstruisant avec des histoires du passé et du futur. Hytti No. 6 (Compartiment No. 6), du réalisateur finlandais Juho Kuosmanen, est plus classique, mais garde le charme de ces liens qui unissent la Finlande et la Russie en tant que voisins sur des territoires aussi inhospitaliers. En revanche, la présence une nouvelle fois dans la compétition de haut niveau de Sean Penn, avec Flag Day, n’est pas justifiée et encore moins, bien que cela puisse paraître étrange, celle de Nanni Moretti avec Tre piani.
À 42 ans, Ryusuke Hamaguchi, cinéaste japonais en pleine essor, n’est arrivé aux écrans occidentaux qu’en 2015 avec son long métrage Senses qui, divisé en cinq chapitres et d’une durée de près de cinq heures, on a vu dans les salles françaises en trois parties. Mais, à la dernière Berlinale en mars, le réalisateur a déjà présenté un nouveau film Guzen to Sozo (La roulette de l’amour et la fantaisie).
Cette intense production lui permet aujourd’hui à Hamaguchi de présenter à Cannes les trois heures de Drive My Car, basé sur une nouvelle d’Haruki Murakami de 2014, issue de l’anthologie Des hommes sans femmes (Belfond, 2017). Contrairement à ses films précédents, dans lesquels plusieurs histoires parallèles se superposaient et, dans le cas d’Asako, les personnages pouvaient parfois être quelque peu dilués, nous suivons cette fois un protagoniste central (excellent Nishijima Hidetoshi) qui croise simultanément d’autres personnes, principalement des femmes, dans un puzzle de situations et de sentiments qui confèrent cette fois au film une unité délicieusement harmonieuse.
El deuil à travers les mots dans ‘Drive my car’
Le protagoniste est un acteur et un metteur en scène de théâtre, dont sa partenaire qui est scénariste de séries télévisées (Kirishima Reika) meurt avant de monter une version multilingue d’Oncle Vania de Tchekhov à Hiroshima. D’emblée, les scènes érotiques, lorsqu’elles font coïncider le climax avec le déroulement des scénarios écrits par elle, sont étonnamment inventives. Le fil conducteur du film est cependant constitué par les enregistrements qu’elle a réalisés avec sa voix afin que le protagoniste puisse de son côté répéter les scènes d’Oncle Vania lorsqu’il les écoute dans sa voiture. C’est la façon dont il la gardera en vie et à travers laquelle sa nouvelle conductrice (jouée avec une sobriété impressionnante par la jeune Miura Toko) connaîtra cette histoire de deuil qui fera écho à une autre vécue par elle-même.
Un quatrième personnage clé est celui de l’acteur et amant rival du directeur du théâtre (Okada Masaki), qui confronte face à face les peurs et les angoisses des rôles masculins. Et, en guise de point d’orgue, il y a une jeune fille sud-coréenne muette (Park Yoo-rim) qui communique avec la langue des signes et qui contribuera à ce jeu mémorable entre les mots, les gestes et les silences que le film devient enfin.
Le rythme, soutenu et tranquille, rappelle celui d’autres maîtres de la région comme Jia Zhang-ke et Lee Chang-dong. Il n’est pas nécessaire d’introduire une quelconque dramaturgie dans les rebondissements de la vie de chacun des personnages, le rythme est donné par leur respiration et celle des images. En guise d’épilogue, il y a aussi une belle métaphore tournée en pleine pandémie qui montre que Hamaguchi est capable de lire cinématographiquement les changements dans nos vies. Le film sort en France le 18 août.
Les fantômes feminins de ‘Bergman Island’
Dans ce jeu d’esprits et de fantômes, la réalisatrice française Mia Hansen-Løve réussit brillamment avec Bergman Island à soulever le défi sur l’île suédoise de Fårö, identifiée pour toujours et à jamais au célèbre metteur en scène de théâtre et de cinéma Ingmar Bergman. Nous craignions que le film ne devienne un cliché avec le couple de réalisateurs principaux (interprétés par Vicky Krieps et Tim Roth ; comme une recréation possible de Hansen-Løve et de son ex-partenaire, le réalisateur Olivier Assayas), qui se rendent sur l’île pour écrire leurs scénarios respectifs. Le danger existait, car la subtile Hansen-Løve nous avait fait faux bond avec son précédent film, Maya (2018), mettant en scène un photographe de guerre à l’égocentrisme insupportable. Mais ce nouveau film nous rassure : ce n’était qu’un accident.
Ce risque de cliché existait également une fois qu’on a vu le documentaire exhaustif de l’Allemande Margarethe von Trotta, À la recherche d’Ingmar Bergman (2018), qui explique presque tout. Mais la peur se dissipe lorsque le film entre dans la mise-en-scène de Hansen-Løve. Car dans son intrigue, elle introduit un film dans le film, et des personnages qui passent de l’un à l’autre avec sa souplesse et simplicité caractéristiques. Il y a, bien sûr, un hommage à Bergman –Hansen-Løve s’est rendue sur l’île pendant cinq années consécutives, notamment pour les tournages de 2018 et 2019– mais le film n’élude pas le côté moins aimable du célèbre réalisateur suédois, intraitable avec ses femmes et ses enfants. Et, discrètement, le rôle de Krieps prend de plus en plus d’ascendant sur celui de Roth, jusqu’à devenir protagoniste, comme s’il s’agissait d’une appropriation féminine de cet héritage de Bergman. Le film dans le film est complété par les personnages interprétés par Mia Wasikowska et Anders Danielsen Lie (qui joue également dans le film norvégien en compétition, Julia). Finalement, de cette histoire de poupées russes, on ressort avec un regard neuf sur ce lieu de pèlerinage cinéphile grâce à la légèreté et la mélancolie de la réalisatrice.
Connaissant l’intérêt de Hansen-Løve pour la musique de danse (démontré en 2014 dans l’attachant Eden, sur l’autre côté de la French Touch), il y a bien sûr une scène disco avec The Winner Takes It All d’Abba et I Love to Love (But My Baby Loves to Dance) de Tina Charles, qui est reprise dans le générique de fin. En France, le film sort le 14 juillet.
La froideur confortable de ‘Compartiment nº 6’, de Juho Kuosmanen
Sans quitter la Scandinavie, Hytti No. 6 (Compartiment No. 6) du réalisateur finlandais Juho Kuosmanen est un exercice rétro réussi qui raconte l’histoire d’une rencontre délicate entre deux êtres fuyant leur solitude sur le sol arctique. Kuosmanen, qui s’est fait connaître en 2016 avec Olli Mäki, l’histoire vraie d’un boxeur dans les années soixante, continue de plonger dans le passé, en l’occurrence dans celui de la Russie post-soviétique, que nous situerions autour de l’an 2000. Et il le fait en utilisant les couleurs sombres, vertes et brunâtres, avec lesquelles son compatriote Aki Kariusmäki excelle, qui conviennent à l’atmosphère intemporelle et claustrophobe de la voiture n° 6 à lits superposés où les deux personnages se rencontrent lors d’un voyage en train entre Moscou et la ville lapone de Mourmansk.
La protagoniste est une jeune étudiante finlandaise en archéologie (Seidei Haarla), qui fuit une histoire d’amour avec une Moscovite plus âgée issue du circuit culturel de la capitale. Lui, c’est un jeune Russe qui n’aspire qu’à travailler dans les mines de Mourmansk pour gagner de l’argent et s’enivrer (Yuriy Borisov). La rencontre entre les deux est brutale et pourrait être prévisible car, peu à peu, une relation d’affection s’établit entre elle, qui finit par se rendre compte que, bien que finlandaise, elle ne sera jamais acceptée par certains milieux russes, et lui, qui, incapable de montrer ses sentiments, se cache derrière sa virilité. Mais le travail de Kuosmanen et le jeu des acteurs, ainsi que d’autres situations qui s’intercalent au cours du voyage, rendent cette relation crédible et servent à expliquer à la fois une période grise qui semble ne jamais quitter la Russie contemporaine et les émotions qui naissent dans un territoire aussi hostile que le nord du pays.
Au terme du voyage, les deux mondes, si différents l’un de l’autre, ne se sont pas évaporés, mais ce compagnonnage dans un environnement aussi glacial a permis aux protagonistes de se sentir un peu moins mal. Et ce point culminant visuel au milieu de la Laponie vaut également la peine d’être contemplé.
Sean Penn i Nanni Moretti, décevants
Nous entrons dans le chapitre des deux déceptions des derniers jours avec des films qui auraient pu être dans la Sélection officielle en raison de la célébrité de leurs auteurs, mais pas en compétition, surtout cette année où il y a 24 titres !
L’acteur et réalisateur américain Sean Penn a essuyé un échec retentissant lorsqu’il y a cinq ans il a présenté, également en compétition, The Last Face, une histoire d’amour entre Javier Bardem et Charlize Theron, membres d’une ONG dans la guerre du Liberia. L’histoire d’amour occupait le devant de la scène tandis que les victimes du conflit étaient invisibles. Sa dernière œuvre, Flag Day, se soutient mieux surtout grâce à la confrontation entre le réalisateur et sa fille Dylan Penn –ce serait son plus grand attrait–, mais il n’est pas logique qu’il prenne la place d’autres films de plus grande qualité programmés dans la section parallèle Un certain regard et que nous n’avons pas le temps de voir.
Pour résumer, Flag Day est l’histoire vraie du séducteur et menteur compulsif John Vogel, qui a escroqué des millions de dollars pendant que sa fille cessait de croire en lui et commençait à travailler comme journaliste pour contrer son influence. De cette expérience, elle a écrit un livre dont le film est librement inspiré. Penn joue avec les relations complexes père-fille de cette histoire et son double sens en tenant compte de l’identité des acteurs. Pour évoquer les moments heureux des années soixante-dix, il utilise des images qui se veulent amateurs en Super 8 mais qui, à ce stade, n’ont rien d’original. Nous nous consolons avec la musique de Cat Power. Le film sort sur les écrans français le 22 septembre.
De son côté, Nanni Moretti s’est basé pour la première fois sur le texte de quelqu’un d’autre pour mettre en scène Tre piani (Trois étages), un roman récent de l’Israélien Eskhol Nevo. C’est le pire film que nous ayons vu de la part du réalisateur et acteur italien. Nous n’étions déjà pas convaincus par son précédent film, Mia Madre, présenté à Cannes en 2015. Il a maintenant transposé cette histoire israélienne dans les familles bourgeoises d’un immeuble de Rome. Le résultat est une histoire incongrue, avec des personnages plats et même arriérés, avec une esthétique que beaucoup de séries télévisées dépassent de loin. Il sort en France le 27 octobre et espérons qu’il ne nuira pas à la carrière de Moretti, beaucoup plus inspirée dans le passé.
* Toutes les chroniques dy Festival de Cannes 2021
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