VICENÇ BATALLA. Après une année blanche en 2021 en raison de la pandémie, le Festival Oui ! de théâtre en français de Barcelone revient en 2022 avec une cinquième édition qui maintient et augmente le niveau des éditions précédentes, dans un événement que ses organisateurs eux-mêmes qualifient de « résistance culturelle ». Malgré les contraintes auxquelles le virus nous soumet encore, du 28 janvier au 17 février huit pièces inédites en langue française seront jouées à Barcelone, Sant Cugat del Vallès et Tarragone, plus une dernière à Madrid, et le programme parallèle Km0 sera déployé avec des pièces et des protagonistes du circuit francophile barcelonais, promu par les organisateurs du festival eux-mêmes. Éric Bu, Sophie Forte, Pierre Notte, Collectif BFM, Armelle Gouget/Romain Puyuelo, Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre, Matthieu Tune et Céline Brunelle composent le programme principal, stimulant et diversifié, dont l’épicentre est l’Institut français de Barcelone, avec l’ouverture incluse, et la salle Dau al Sec du Poble Sec. Trois semaines intenses pour connaître la récente production française de petit format mais de forte intensité que nous passons en revue dans cet article.
François Vila, l’un de deux codirecteurs du Festival Oui !, avec Mathilde Mottier, conduisait il y a peu de jours un camion depuis Paris avec du matériel pour les spectacles Lorsque François paraît, Le Bal des abeilles et À table, chez nous, on ne parlait pas. C’est le degré d’implication de ce Français d’origine catalane pour que le festival initié en 2017 survive au covid après le coup dur de ne pas avoir pu l’organiser l’an dernier. Pour cette raison, et dans l’attente de subventions qui tardaient à venir, la direction a organisé une collecte par le biais de la plateforme Proarti qui a reçu 55 contributions privées pour un montant de 8 000 euros qui ont permis de participer aux frais de traduction et de sur-titrage, et maintenir un programme au niveau.
Parce que toutes les infrastructures sont touchées par la pandémie et que le déplacement des compagnies et de leurs membres est plus difficile que jamais. « Ce n’est pas facile pour nous d’organiser le festival, à cause du covid, à cause des voyages que les artistes doivent faire à travers les frontières et aussi parce que, jusqu’à récemment, les administrations n’avaient pas confirmé les aides », nous explique Vila par appel vidéo, étant déjà arrivé à Barcelone. « C’est pour cela que nous avons fait la collecte, qui nous permet de socialiser les spectateurs et, par exemple, d’assurer le sur-titrage des œuvres pour que la langue ne soit pas un obstacle », poursuit le codirecteur. « Tout cela est très fragile et peut être perdu à tout moment ».
En ce sens, les espaces où les pièces sont présentées ont également dû être adaptés. Cette année, un lieu qui était à l’origine de l’événement, l’Institut del Teatre, n’en accueille aucun car les scènes ont dû être utilisées pour renforcer les cours de l’établissement en raison de la situation sanitaire. Comme alternative, de nouveaux lieux ont été ouverts, comme le Reial Cercle Artístic-Institut Barcelonès d’Art, dans le bâtiment de l’institution historique du Quartier gothique. Et également en dehors de Barcelone, la Sala Clavé de La Unió Sancugatenca dans le Vallès et la Sala Trono à Tarragone ont été ajoutées.
La enfance de Françoise Dolto et d’autres psychologies
La manifestation s’ouvre le 28 janvier, comme d’habitude, à l’Institut français de Barcelone, où trois œuvres sont programmées. La première, une suggestive immersion dans la jeunesse de la psychologue Françoise Dolto (1908-1988), qui a introduit cette spécialité dans l’éducation des enfants et l’a popularisée dans les années 1970 par l’émission de radio qui porte le nom de la pièce Lorsque Françoise paraît. Écrite et mise en scène par Éric Bu, qui a remporté en 2020 le Molière de la meilleure comédie musicale pour Est-ce que j’ai une gueule de Arletty ?, lui a choisi l’expérimentée Sophie Forte pour incarner Dolto dès l’âge de huit ans, accompagnée de Christine Gagnepain et Stéphane Giletta. En plus, le lendemain, Forte présente à la librairie Jaimes son roman sur son père, un peintre décédé de la maladie d’Alzheimer, La Valise.
Deux autres pièces de l’Institut français conviennent à tous les âges. Le 1er février, la compagnie suisse Collectif BPM présente deux de ses épisodes de La Collection : le vélomoteur et le téléphone à cadran rotatif. Autrement dit, la mobylette et le téléphone circulaire, des objets qui disparaissent du paysage urbain et que ce trio genevois utilise pour leurs histoires d’une demi-heure qui évoquent des temps passés et futurs et qui, dans ce cas, vont jusqu’à Hollywood. Le matin du 5 février, Armelle Gouget et Romain Puyuelo chanteront et danseront dans Le Bal des abeilles pour expliquer de manière ludique et avec une esthétique des années 1950 l’importance de cet insecte volant pour la biodiversité. Une pièce jouée avec succès en France.
Double nouvelle présence de Pierre Notte
L’un des noms déjà associés au festival est le prolifique Pierre Notte, qui présente deux œuvres. La première, écrite par Denis Lachaud, comme ce fut également le cas pour La Magie lente, que le festival a programmé en plus de contribuer à sa version catalane La màgia lenta, est Jubiler. L’acteur de La Magie lente lui-même, Benoît Giros, a demandé à Lachaud d’écrire un texte pour lui et l’actrice Judith Rémy, que Notte met en scène et en musique. Il s’agit de la rencontre de deux quinquagénaires solitaires par le biais d’une application de rencontre. Cet outil de la société moderne fonctionnera-t-il pour eux ?
L’autre pièce est directement inspirée d’un texte de Notte lui-même, Pédagogies de l’échec, une autre fable contemporaine. Moins dure que La Magie lente, qui explique les abus sexuels sur mineurs, cette pièce n’en est pas moins un récit apocalyptique sur deux personnes qui, dans leur bureau du septième étage, continuent à travailler fébrilement, sans savoir que le monde a volé en éclats. L’auteur avait déjà vu son texte mis en scène il y a huit ans par un autre directeur, mais maintenant il a décidé de le diriger lui-même, avec les acteurs Caroline Marchetti et Franck Duarte. Jubiler est présenté les 29 et 30 janvier à Dau al Sec et Pédagogies de l’échec le 16 février dans le même espace, bien que cette dernière pièce soit d’abord à la Sala Trueno de Tarragone les 11, 12 et 13.
D’autre part, La màgia lenta en catalan sera également jouée le 3 février, en tant que programme parallèle, à la Casa Elizalde barcelonaise, dans une mise en scène de Notte et Marc Garcia Coté comme acteur. Et les responsables du festival inaugurent la maison d’édition Edició Oui ! en publiant cette version en catalan, traduite par Joan Casas. « Nombreux sont ceux qui, lors de la première à Dau al Sec l’année dernière, nous ont demandé comment trouver ce texte puissant, et nous avons donc décidé de le faire nous-mêmes », se souvient Vila.
Souvenirs du passé, du présent et de l’humanité
À la Sala Clavé de La Unió de Sant Cugat, le 6 février, est présentée À table, chez nous, on ne se parlait pas, une pièce de Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre sur le travail imposée par les nazis aux jeunes Français en Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale, qui aurait concerné jusqu’à 650 000 personnes. Le père de Tillette était l’un d’eux et l’auteur et metteur en scène le déroule en deux repas convulsifs, avant et après cette consignation forcée, en jouant avec Lisa Pajon et la collaboration d’Audrey Bonnet avec voix enregistrée. Le travail de mémoire de Tillette est visible ces jours-ci dans les cinémas français dans le film de Yohan Manca Mes frères et moi, basé sur son texte Pourquoi mes frères et moi on est parti…, dans lequel il joue également un rôle d’acteur. La pièce est en fait une avant-première avant sa représentation au Festival Off d’Avignon l’été prochain au Théâtre des Halles.
En première absolue, L’Adoration, mis en scène par Matthieu Tune sur un texte de 2003 du dramaturge Jean-René Lemoine, recrée la rencontre nocturne d’un homme et d’une femme après des années, remettant en question les rôles traditionnels attribués au masculin et au féminin. Tune, acteur associé au Théâtre National Populaire (TNP) de Villeurbanne, à Lyon, a préparé depuis là-bas et Barcelone ces derniers mois cette pièce avec Marie Micla, qui sera présentée pour la première fois au Reial Cercle Artístic le 9 février. En outre, les organisateurs lui dédient à Moisès Maicas, metteur en scène décédé en 2017, qui leur a fait découvrir Lemoine.
En clôture, le 17 février à l’Institut français de Madrid, on pourra voir Du silence à l’explosion, la dernière création de Céline Brunelle, qui était déjà dans le programme 2020 avec Mon livre de la jungle, my Calais story et qui poursuit aujourd’hui son travail sur les migrants et les personnes qui leur viennent en aide du côté français de La Manche, malheureusement trop connu pour le sort de ceux qui y passent. Dans ce cas, l’accent est mis sur les personnes solidaires, alors que la France vit une précampagne présidentielle franchement xénophobe, a partir d’un dispositif audiovisuel et les slameurs Isaiah et Jonaskay en direct. Bien que la pièce soit présentée à Madrid, Brunelle et Isaiah donneront le 12 février un atelier d’écriture slam (poésie récitée) en français à Barcelone à la librairie Jaimes ainsi qu’au Lycée Français.
Un Km0 aves des jeunes compagnies et auteurs québécois
Un exemple clair de l’esprit qui anime le programme parallèle Km0 de dramaturgie francophone est la représentation le 15 février à Dau el Sec de Pulsation, de la jeune compagnie Les Impulsives, composée de deux actrices françaises, Juliette Verdier et Adèle Vidal, et d’une catalane, Sandra Segura. Initialement, cette pièce de leur propre création sur trois femmes qui tentent de réaliser leurs rêves et leurs ambitions dans le maelström quotidien, a été présentée en espagnol. Aujourd’hui, le festival les invite à le faire en français pour la première fois.
Il en va de même avec le texte Du feu de l’auteur barcelonais Pablo Macho Otero, qu’il a écrit en français à la demande d’enseignants du Lycée de Barcelone pour les élèves de l’option théâtre comme une histoire sur les relations familiales, la peur de l’oubli et le désir de laisser une trace. Les élèves feront une lecture théâtralisée de la pièce le 2 février au Reial Cercle Artístic, avant de la monter sur scène en juin.
Une autre pièce actuellement à l’affiche au théâtre Tantarantana est Nyotaimori, espines del sistema, la version catalane du texte de la québécoise Sarah Berthiaume par la compagnie La Maièutica, mis en scène par Núria Florensa. Nyotaimori est une tragicomédie sociale dans laquelle sept personnages d’origines et de classes différentes vivent mal jusqu’à ce qu’ils se croisent et entament un voyage onirique. La pièce a été coéditée par Comanegra et l’Institut del Teatre dans le cadre de l’anthologie Dramatúrgia quebequesa contemporània (2021) et, après la représentation du 5 février, Berthiaume échangera avec le public par vidéoconférence.
Le travail d’un traducteur
Wajdi Mouawad, un autre auteur québécois d’origine libanaise qui dirige depuis des années le Théâtre National de la Colline à Paris, fera l’objet d’un débat sur la traduction de ses œuvres en catalan. Il aura lieu le 7 février à Dau al Sec et réunira Cristina Genebat (traductrice, avec Raimon Molins, de la tétralogie Littoral, Incendies, Fôrets, Ciels regroupée en catalan comme La sang de les promeses aux Ediciones del Periscopio, 2017), Ramon Vila (traducteur de Assoiffés/Un obus dans le cœur à Comanegra avec l’Institut del Teatre, 2021) et la responsable des publications de l’Institut, Carlota Subirós.
Enfin, le dramaturge et metteur en scène français Frédéric Sonntag, déjà présent au Festival Oui ! en 2017 avec Beautiful losers, profitera de la fin de sa résidence d’écriture à Barcelone pour donner une lecture le 8 février au Dau al Sec de son nouveau texte au nom curieux et énigmatique Sócrates (Ganhar ou perder mas sempre com democracia). Dans cette future création, qui sera incarnée par Matthieu Marie et Marc Berman, il fait dialoguer deux Socrates : le célèbre philosophe grec et l’exquis footballeur brésilien des années 70 et 80. Il s’agit d’une réflexion sur l’éthique dans le sport et ses conséquences politiques. Parce que Socrates, le footballeur, est devenu le porte-drapeau de la Democracia Corinthiana, à Sao Paulo, en pleine dictature militaire. L’intrigue se déroule un soir dans un stade désert, où philosophe et joueur se discutent après une défaite que Sonntag est allé chercher à Barcelone. Certainement, basé sur l’élimination du Brésil lors de la Coupe du monde 1982, au deuxième tour, face à une Italie moins élégante mais plus efficace, 2-3 dans le vieux stade Sarrià de l’Espanyol. Une anthropologie des mythes du monde d’aujourd’hui à travers les idiosyncrasies de Barcelone.
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