VICENÇ BATALLA. Loin des circuits touristiques, les vétérans frères belges Dardenne et l’italien Mario Martone concourent au Festival de Cannes avec deux films qui font peu de concessions sur l’état du monde et des refuges où l’on pouvait se cacher. Il s’agit de Tori et Lokita, pour les deux lauréats de la Palme d’or, et de Nostalgia, du Napolitain dans un retour inconfortable aux origines. Entre réalisme et souvenirs magnifiés par le temps, leur diagnostic n’est pas du tout agréable, même s’il est cinématographiquement productif. Dans la même veine sociale, Leila et ses frères, de l’iranien Saeed Roustaee, tente de dresser le portrait de la population déclassée de son pays, mais fait naufrage dans une série d’événements plutôt anecdotiques. Chapitre à part est Stars at Noon, de la réalisatrice française Claire Denis, qui tourne une histoire d’amour anglo-saxonne au Nicaragua sur un fond répressif qui, malgré les meilleurs présages, reste à la surface.
Les frères Jean-Pierre et Luc Dardenne nous ont expliqué, lorsqu’ils ont reçu le prix Lumière à Lyon pour l’ensemble de leur carrière, ce dispositif particulier qui donne à leurs films une atmosphère quasi-documentaire. Des semaines avant le tournage, et ayant déjà sélectionné les acteurs et actrices, ils les filment le long du parcours qu’ils devront emprunter plus tard, au moment de la vérité, et leur font adopter les traits qui paraîtront ensuite si naturels à l’écran. De plus, les lieux de tournage se situent toujours dans la ville de Seraing, dans la banlieue de Liège, où ils ont grandi et dont ils ont fait une projection internationale. Pour Tori et Lokita (en salles le 28 de septembre), ils font à nouveau appel à des acteurs inconnus, comme ils l’avaient déjà fait dans Le Jeune Ahmed, lauréat du Prix du meilleur scénario à Cannes 2019, ce qui fonctionne mieux pour eux que lorsqu’ils choisissent des visages connus pour jouer les rôles, à moins qu’ils ne les aient découverts eux-mêmes.
À cette occasion, les deux protagonistes sont Pablo Schils (Tori) et Joely Mbundu (Lokita), un garçon de dix ans et une fille sur le point de devenir adulte, qui jouent des immigrés d’Afrique subsaharienne qui se sont rencontrés lors d’une traversée en bateau de la Méditerranée et qui se font passer pour de frère et sœur afin d’être adoptés en Belgique. Lui, qui vient d’un pays en conflit, l’obtient, mais elle reste en situation irrégulière car les services de régularisation ne croient pas à sa version des faits. Cela l’oblige à accepter toutes sortes d’emplois clandestins et à devenir une petite trafiquante de drogue, dans lequel son jeune frère-ami est également impliqué, tandis que ceux qui ont organisé son passage en Europe continuent à lui extorquer de l’argent.
Entre des moments de plus grande chaleur et des chansons italiennes qu’ils ont apprises au cours de leur voyage, les frères Dardenne sont implacables contre le système d’octroi de l’asile de leur pays et de l’UE en général, et contre le comportement des mafias des pays d’origine et des pays d’accueil à l’égard de ces personnes. Ils donnent un visage et une identité à des centaines, des milliers de personnes, dans ce cas des mineurs non accompagnés, qui font la traversée et ensuite meurent ou survivent dans des villes européennes. C’est l’autre face des politiques d’immigration, annoncées froidement par les gouvernements, avec des intentions ouvertement électoralistes, dans lesquelles ils intègrent les slogans de l’extrême droite, même si celle-ci n’est pas au pouvoir. Ce n’est peut-être pas le film le plus accueillant des Dardenne, mais c’est un bon exemple du cinéma politique d’aujourd’hui.
En se dirigeant vers le sud, Martone nous invite à visiter le quartier de la Sanità de Naples, malheureusement connu parce que la Camorra en a fait un de ses fiefs, malgré le potentiel historique de cette zone située au nord des murs de la ville. Le protagoniste de Nostalgia (en salles le 19 octobre), basé sur le dernier roman d’Emmano Rea (2027-2016), retourne chez lui après quarante ans pour rendre visite à sa mère mourante, dans ce qui se veut un voyage temporaire depuis sa résidence actuelle au Caire. L’acteur chargé de ce rôle, le sobre Pierfrancesco Favino, déjà convaincant dans Le Traître de Marco Bellocchio, se promène pensif dans les rues de son adolescence, avec un mélange de mélancolie et d’appréhension face au climat de terreur imposé par un de ses anciens amis. En retour, le curé de la Sanità, inspiré par le véritable Antoni Loffredo, tient tête au capo et organise des cours de musique et des concerts et même une salle de boxe dans sa paroisse.
Au-delà du dénouement du film, dans lequel notre protagoniste prolonge le suspense parce qu’il décide de retourner vivre dans le quartier malgré les avertissements d’amis et d’inconnus, son intérêt réside dans cette confrontation entre les souvenirs et la population actuelle, avec des murs et une vie qui évoluent entre l’espoir d’une amélioration et un destin marqué par le déterminisme du lieu. Aujourd’hui sexagénaire, Martone mérite d’être suivi pour ce film après Il giovane fabuloso, de 2014, sur le poète Leopardi. Il n’y a pas de date encore pour Qui rido io (Ici je ris), avec Toni Servillo dans la Naples du début du XXe siècle.
Moins sobre et mesuré est Leila et ses frères (sortie en salles le 24 août), où la dénonciation par Roustaee du climat irrespirable qui règne en Iran au sein des familles claniques qui existaient avant les ayatollahs et des relations patriarcales qui se reproduisent dans le plus petits noyaux familiaux est épuisante. Bien sûr, il y a du mérite à filmer à l’intérieur du pays, sous la menace de persécutions de la part du régime. Et le trépidant La loi de Téhéran, de l’année dernière, est un témoignage de l’habileté de ce jeune réalisateur de 32 ans. Mais son dernier film à Cannes ne justifie pas sa longueur, de presque trois heures, la satire dramatique de quatre frères et d’une sœur chez leurs parents ne fonctionne pas tout à fait, tandis que les événements se déroulent de manière très invraisemblable. Bien que tourné hors du pays, Holy Spider d’Ali Abbasi, également en compétition, est beaucoup plus pertinent.
Au Nicaragua, avec Claire Denis
Le seul film en compétition au Palais des Festivals où l’on parle espagnol, bien que peu, est Stars at Noon, basé sur le livre de Denis Johnson (1949-2017), autour de la révolution sandiniste dans les années 1980. Claire Denis l’a ramené à notre époque, avec des masques Covid, et s’intéresse à l’histoire d’amour et de sexe de la journaliste américaine, une Margaret Qualley dévorante d’écran, et d’un obscur employé britannique du pétrole, Joe Alwyn. La décision de la cinéaste de tout baser sur ces personnages, dans un environnement claustrophobe, laisse au second plan la politique, le social et tout ce qu’il faudrait comprendre de ce thriller d’évasion du Nicaragua au Costa Rica.
Le toujours bon réalisateur et acteur new-yorkais Benny Safdie apparaît à la fin dans le rôle d’un agent de la CIA. Mais dès que nous cessons de nous intéresser à cette histoire sentimentale, nous ne pouvons plus nous accrocher à rien d’autre. Car ce qui pourrait se passer sous une supposée junte militaire au pouvoir (en ce moment, au Nicaragua, il y a un Daniel Ortega de plus en plus despotique) et les conséquences pour la population locale semblent sans importance aux yeux des stars anglo-saxonnes du film.
* Toutes les chroniques du Festival de Cannes 2022
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