Le corps transformé de Cronenberg

NIKOS NIKOLOPOULOS | Léa Seydoux et Viggo Mortensen en pleine performance de body-art dans Les Crimes du futur de David Cronenberg
NIKOS NIKOLOPOULOS | Léa Seydoux et Viggo Mortensen en pleine performance de body-art dans Les Crimes du futur de David Cronenberg

VICENÇ BATALLA. Huit ans plus tard, le docteur David Cronenberg livre un nouveau film, Crimes of the Future (Les Crimes du futur), qui est un condensé de ses obsessions de cinq décennies de cinéaste et, en même temps, un regard clairvoyant sur le temps présent. Car nombre de ses prophéties se sont réalisées et il ne lui reste plus qu’à se transfigurer dans le corps de son protagoniste, joué par Viggo Mortensen, pour poursuivre ses performances artistiques, comme celle qu’il a présentée au Festival de Cannes (sortie en salles françaises le 25 mai). De son côté, Park Chan-wook, maître de l’horreur gothique sud-coréenne, se réinvente dans Heoji Kyolshim/Decision to Leave avec plus d’inspiration que dans ses précédentes tentatives. Lors de la séance de minuit, nous avons droit au documentaire Moonage Daydream, un voyage de deux heures et vingt minutes avec David Bowie, à partir des interviews et des images de concerts, souvent inédites, dans un kaléidoscope du 20e siècle assemblé par Brett Morgen et qui contribue à le rendre encore plus intemporel.

Cronenberg, à 79 ans, est pleinement conscient de sa mortalité. Et c’est pourquoi il revient à la science-fiction qu’il avait abandonnée après eXintenZ il y a plus de vingt ans pour en extraire tous les paradoxes d’une civilisation qui ne cesse de chercher des paradis artificiels. Dans Les Crimes du futur, il récupère un titre qu’il avait déjà utilisé pour un moyen métrage de 1969, mais avec des paradigmes différents. Il s’agit ici d’un monde qui a pu surmonter la douleur corporelle grâce à des transformations métaboliques et qui cherche maintenant le plaisir, précisément, dans les opérations chirurgicales qui coupent en deux ces corps pour leur permettre de cicatriser à nouveau. Le body-art à son meilleur, exercé par Saul Tenser (le prolongement à l’écran de Cronenberg, avec un Mortensen crépusculaire) et Caprice (une Léa Seydoux qui lui fait l’amour à distance avec ces incisions).

NIKOS NIKOLOPOULOS | David Cronenberg, portant un masque, et Viggo Mortensen manipulant l'exosquelette pour Les Crimes du futur sur le tournage en Grèce.
NIKOS NIKOLOPOULOS | David Cronenberg, portant un masque, et Viggo Mortensen manipulant l’exosquelette pour Les Crimes du futur sur le tournage en Grèce.

Le décor est planté et on peut imaginer certaines des apogées visuelles qu’il procure. Surtout lorsqu’il s’agit d’extraire des tumeurs auto-générées qui sont exposées comme des objets d’art. Certaines de ces images sont déjà gravées dans les rétines des spectateurs de cette édition. Mais le but de ces performances est plutôt de dénoncer le trafic du corps humain qu’est devenue la science. Et aussi le double jeu moral de certains scientifiques et fonctionnaires de l’État, comme le rôle interprété par Kristen Stewart, qui tente également de séduire notre protagoniste, attiré par le sexe qui se pratique sans anesthésie.

Nous ne sommes pas loin de Videodrome ou de Crash, certaines des plus grandes œuvres du Canadien. La différence, cette fois, c’est que Cronenberg laisse ici son testament sous la forme de cet artiste qui s’est exposé à toutes sortes d’expériences avec le corps et qui n’a cherché à se perpétuer dans le temps que spirituellement, une fois la chair complètement trafiquée. Ce n’est pas non plus un hasard si le plastique est dans ce film au centre de la compréhension des transformations écologiques auxquelles nous sommes tous soumis aujourd’hui. Il est possible que certaines de ces idées, de ce tournage l’été dernier en Grèce, restent sur le bord du chemin et que les personnages latéraux ne soient pas pleinement développés, mais Cronenberg nous lègue un territoire cinématographique qui lui est complètement propre.

BAC FILMS | Park Hae II, l'inspecteur, et Tang Wei, la suspecte, dans Decision to Leave de Park Chan-wook
BAC FILMS | Park Hae II, l’inspecteur, et Tang Wei, la suspecte, dans Decision to Leave de Park Chan-wook

Park Chan-wook a également décidé d’explorer d’autres territoires depuis son succès mondial Oldboy, Grand Prix du Jury à Cannes en 2004. De ce conglomérat d’action, d’horreur et de précision clinique, il est passé à un type de gore plus transcendant. C’était déjà le cas dans Thirst, ceci est mon sang, où le corps et l’immortalité jouaient un rôle prépondérant sans que l’essai soit arrondi. Moins inspirée était Mademoiselle (The Handmaiden), une histoire de sadisme à l’européenne qui s’est perdue entre les continents.

Avec le nouveau Decision to Leave, Park fait preuve de plus de retenue, et les affaires criminelles de son protagoniste inspecteur ne sont en fait que la toile de fond de sa relation enflammée, entre suspicion et attirance coupable, avec la femme chinoise sur laquelle il garde un œil après la mort accidentelle de son mari. C’est dans cette ambiguïté, que le cinéaste illustre avec des scènes entre rêve et réalité, que le film atteint son plus grand charme. Et avec le danger, pas toujours résolu, que l’équilibre entre thriller et mélodrame finisse par se rompre en faveur du second.

David Bowie, en voix et âme

ARCHIVE | Une performance de David Bowie dans les années 1970, l'une des images présentées dans le documentaire kaléidoscopique de Brett Morgen <em>Moonage Daydraem</em>
ARCHIVE | Une performance de David Bowie dans les années 1970, l’une des images présentées dans le documentaire kaléidoscopique de Brett Morgen Moonage Daydraem

Quelqu’un qui n’est plus entre nous, comme l’icône pop David Bowie, qui nous a quittés en 2016, est maintenu en vie dans ses chansons et ses images. Les plus de cinq millions d’archives conservées par la famille et les collaborateurs de la star ont été utilisées par Brett Morgen, qui y a eu accès, pour réaliser le documentaire exceptionnel Moonage Daydream, titre d’une des chansons du légendaire album Ziggy Stardust de 1972. Morgen a sélectionné les archives pendant quatre ans et a passé dix-huit mois supplémentaires sur le son, l’animation et la couleur du film. Car le montage est un collage, où la voix et les performances du Duke se mêlent aux repères cinématographiques du 20e siècle en commençant même par une citation sur Nietzsche de Bowie lui-même.

Au-delà des images de concerts inédites et d’un condensé de ses interviews (il n’y a pas d’autre voix que la sienne dans le film), le cinéaste lui confère le statut de référence non seulement pour la pop mais aussi pour la culture de masse du XXe siècle. Il s’agit d’une production à grande échelle de Live Nation, que Universal annonce pour novembre, avec le soutien de la plateforme HBO. Pour l’instant, nous avons pu en profiter avec toutes les possibilités offertes par le son du Grand Théâtre Lumière et la présence à minuit d’un Morgen qui a remonté le tapis rouge en sautant au rythme du Let’s Dance.

* Toutes les chroniques du Festival de Cannes 2022

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