VICENÇ BATALLA. Il s’agit d’une interview réalisée en septembre 2022, mais qui n’a rien perdu de son actualité. En raison du changement climatique et de la surexploitation des ressources halieutiques par l’homme. Le photographe américain George Steinmetz (Beverly Hills, 1957) travaille depuis dix ans pour National Geographic sur cette surexploitation de la planète pour nourrir une démographie croissante. Jusqu’à présent depuis les airs, comme il nous l’a montré au Visa pour l’Image de Perpignan en 2018 avec Big food, avec des images impressionnantes et choquantes de l’industrie de l’agriculture et de l’élevage intensifs. Maintenant, dans la foulée, sur les Pêches mondiales qui mettent en péril l’avenir des stocks de poissons marins, qu’il a présenté au Visa pour l’Image de 2022 avec des images utilisant cette fois des drones.
On ne sait pas si, au cours de l’année écoulée, il a réussi à monter sur ces bateaux géants qui transforment une grande partie du poisson pané que nous mangeons au restaurant ou à la maison, ou les morceaux de thon et de saumon dans les sushis. Ou s’il a pu étoffer son reportage sur la pêche durable plus que millénaire de la madrague dans le détroit de Gibraltar. Mais son témoignage graphique est un document précieux sur le déclin alarmant des stocks de poissons sauvages, qui diminuent de 1,2 million de tonnes par an depuis 1997.
Pourquoi vous êtes-vous consacré à ce projet sur les pêcheries maritimes ces dernières années, après tant d’années passées à travailler sur les déserts ?
“Il y a neuf ans, le ‘National Geographic’ m’a demandé de réaliser une série de reportages photographiques sur la manière de répondre au besoin futur de nourrir l’humanité. Cette série s’intitulait ‘Nourrir 9 milliards de personnes’. J’ai travaillé pendant un an et je me suis rendu compte que c’était un sujet trop complexe pour être traité en une seule année. J’ai compris qu’il s’agissait d’un problème mondial qui nécessitait plus d’attention. En ce sens, lorsque je travaillais sur les fermes piscicoles pour le ‘National Geographic’, je me suis rendu sur la côte chinoise, au sud de Shanghai, et j’ai vu qu’il n’y avait presque plus de poissons dans les eaux. Or, la Chine est le plus grand consommateur de poisson au monde, et c’est de là que provient la plus grande partie. J’ai compris que si je voulais comprendre comment nourrir l’humanité, je devais m’intéresser à la pêche. Car le poisson est aussi considéré comme une source de protéines peu coûteuse. J’ai donc fait des recherches et je me suis rendu compte que la pêche mondiale était en déclin. En fait, les océans sont en train de s’épuiser et la plupart des gens n’en sont pas conscients”.
Est-il difficile de s’approcher de ces fermes piscicoles et de ces bateaux géants pour les photographier ?
“Il est très difficile d’avoir accès à l’industrie des grands bateaux de pêche. Nombre de leurs activités sont certainement illégales. Il n’est pas facile de savoir si la quantité pêchée est supérieure ou inférieure à la loi. J’ai pu monter sur certains de ces bateaux sophistiqués pour photographier les technologies qu’ils utilisent. C’était une exception. J’ai pu le faire aux États-Unis, en Alaska, et dans les îles Malouines, au large de l’Argentine. J’ai vraiment essayé avec les grands navires chinois, mais je n’ai pas réussi. Il n’a pas été possible non plus de le faire avec les navires espagnols. Il s’agit d’un secteur très fermé, ce qui lui vaut d’être critiqué”.
D’où vient cette tentative frustrée de monter à bord d’un navire espagnol ?
“J’ai essayé sur des thoniers, très sophistiqués. On les appelle des super remorqueurs, avec des hélicoptères sur le pont. J’ai fait jouer mes contacts, mais cela s’est avéré impossible”.
Dans quelles mers ces bateaux de pêche espagnols naviguent-ils ?
“Au nord des côtes portugaises”.
La photographie aérienne, du paramoteur aux drones
Et quand ce n’est pas possible, comment vous organisez-vous pour prendre ces photos aériennes ? Pour les déserts, vous le faisais avec un parapente motorisé. Maintenant, il me semble que vous utilisez des drones…
“Pendant deux décennies, j’ai pris des photos aériennes à partir d’un paramoteur, qui est très léger. Je l’utilisais surtout pour photographier les déserts. Mais l’utiliser pour les océans était beaucoup plus dangereux. D’abord parce qu’il faut s’élever du bateau, ce qui n’est pas possible. Ensuite, les moteurs ne sont pas toujours fiables, et en cas de problème, il y a de fortes chances de mourir en mer. Vous portez cet équipement lourd avec le moteur sur votre dos et le parachute est comme une maille. Il est donc très facile de se noyer en une minute ou deux si l’on tombe à l’eau. En ce sens, le drone m’a permis de faire le travail de documentation photographique proprement dit”.
Quel est le pourcentage de photos prises avec des drones dans le rapport ?
“La plupart des photographies aériennes de l’exposition, à l’exception d’une seule. La seule est l’image du Mozambique, où j’ai pris des photos avec un parapente motorisé. Mais cela ne veut pas dire que ce n’était pas très dangereux… C’est quand vous faites de la plongée sous-marine sous la glace. Il faut être prêt à monter très vite avant de manquer d’oxygène dans les bouteilles. Et si le moteur tombe en panne, je dois être capable de planer et d’atterrir en toute sécurité”.
Ce projet est-il clos ou se poursuit-il ?
“C’est une bonne question. Je suis devenu obsédé par l’industrie de la pêche parce que c’est un sujet très vaste et je ne l’ai pas encore tout à fait terminé. Je prévois de réaliser un autre reportage la semaine prochaine, sur les côtes françaises. J’aimerais suivre l’ostréiculture et les moules, car il s’agit d’une pêche très durable et magnifique. J’attends les bonnes marées pour pouvoir y aller. C’est à ce moment-là que l’on découvre ce type de pêche. Je prendrai la voiture d’ici jusqu’au Mont Saint-Michel en Bretagne, où il y a des endroits parfaits pour ce type de pêche.
Il y a aussi une zone très intéressante à photographier au sud de Barcelone. Il y a une grande pêche en mer pour le thon et d’autres poissons… Je ne me souviens pas de l’endroit exact. Des activités touristiques (Tuna Tur, thon rouge ; à L’Ametlla de Mar, Tarragone) ont été créées autour de cet endroit. C’est un type de pêche qui s’adresse notamment au marché japonais”.
Quel est l’océan le plus exploité pour la pêche actuellement ?
“La Méditerranée est dans une situation très difficile ! Je ne connais pas assez la situation, mais les scientifiques disent qu’elle est très surexploitée… Et dans les pays en voie de développement, comme dans le golfe du Bengale, entre l’Inde et le Bangladesh, elle l’est aussi. Même en Nouvelle-Angleterre, dans l’extrême nord-est des États-Unis, le cabillaud est sur le point de disparaître. À Monterey, dans l’État de Californie, où je suis né, une espèce de poisson a pratiquement disparu. Les ressources des pêcheries marines n’étant pas illimitées, lorsque l’on réduit l’espace ou la quantité de poissons, il est très difficile de rétablir la faune qui existait au départ. Il est très difficile pour ces stocks de poissons de se reconstituer”.
Opérations incontrôlées en haute mer
Vous dites dans l’introduction de l’exposition que les chiffres que les pays communiquent sur la pêche ne sont pas réels, qu’ils sont sous-estimés. Savez-vous quels sont les vrais chiffres ?
“Pendant longtemps, les chiffres utilisés ont été ceux de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) et ils dépendaient de ce que les pays membres eux-mêmes envoyaient. Souvent, il ne s’agissait pas de statistiques exactes. C’est Daniel Pauly, un biologiste de la province canadienne de Colombie-Britannique, qui a entrepris de collecter et d’analyser ces données. Et il a constaté qu’elles étaient largement sous-estimées. Des scientifiques se rendent dans les ports pour compter le nombre de bateaux qui entrent, le nombre de poissons qui sont débarqués, mais si l’on fait le calcul, on s’aperçoit qu’il y a trois fois plus de poissons que ce qu’indiquent les statistiques. Des représentants du gouvernement sont payés pour faire ce travail, mais souvent ils ne regardent pas les vrais chiffres. Et puis il y a les problèmes de corruption. Des licences sont accordées à des navires sans que la quantité de poissons pêchés ne soit vérifiée. Il y a aussi le transfert de poissons entre navires en haute mer, entre les plus petits et le navire-mère. Et dans ce cas, il n’y a aucun calcul. Par conséquent, même si les gouvernements avaient la volonté d’agir, il serait très difficile de contrôler la quantité exacte. C’est comme si on demandait aux gens de dire combien ils gagnent avant de leur faire payer des impôts !”.
Ces jours-ci, au siège de l’ONU à New York, on discute d’un traité international pour préserver la haute mer (le premier traité international du genre, finalement approuvé en juin 2023 mais en attente de ratification par un minimum de soixante pays)….
“Le problème est de savoir qui compte les quantités de poissons et qui fait respecter les conventions”.
Avec un gouvernement mondial de la mer, un gouvernement mondial de la pêche…
“Idéalement, les pays devraient contrôler leurs eaux territoriales. Mais le problème essentiel de la pêche est de savoir comment ces ressources marines sont réparties. Il en va de même pour le changement climatique : à qui appartient l’atmosphère ? Et si la fumée d’une centrale à charbon chinoise atteint le Groenland, avec des lois différentes, qui est responsable de la pollution ? Les pays devraient avoir ce contrôle sur leurs eaux territoriales lorsqu’il s’agit de pêche. Un bon exemple est ce que j’ai vu en Alaska, avec un contrôle de la pêche au saumon. Mais quand les espèces migrent, il y a un autre problème. C’est ce qui se passe dans la mer autour du Japon, de la Corée et de la Chine”.
Vous dites avoir découvert un type de pêche artisanale qui existe toujours. À l’avenir, y aura-t-il plus ou moins de pêche artisanale ?
“Elle est en plein essor, car les populations les plus pauvres essaient de pêcher tout ce qu’elles peuvent. C’est l’un des problèmes les plus difficiles à contrôler. En Afrique de l’Ouest, au Sénégal, le poisson est consommé quotidiennement et on pêche de plus en plus de poissons, mais il y en a de moins en moins. L’autre problème est le réchauffement de l’eau, qui pousse certaines espèces à migrer vers des eaux plus froides”.
Du détroit de Gibraltar à l’Atlantique
Quel est le reportage exact que vous avez réalisé dans le détroit de Gibraltar ?
“Il s’agit du Atlantic Bluefin Tuna’ (thon rouge de l’Atlantique). C’est l’une des pêcheries les plus spectaculaires au monde, avec ces énormes poissons qui pèsent plus de cent kilos. Ils migrent à travers le détroit de Gibraltar vers l’Atlantique et vice-versa. La technique s’appelle l »almadraba’ (madrague). Ce sont les Phéniciens qui, il y a des milliers d’années, ont installé une structure de filets pour attraper ces thons. Il s’agit d’un labyrinthe de filets qui est encore pratiqué en Espagne et un peu au Maroc. Si vous ne voyez pas ces thons migrer à travers la madrague, vous pouvez savoir qu’il y aura un déclin de leur population. Mais les chiffres actuels sont optimistes car, dans cette zone, la pêche durable semble fonctionner”.
Où avez-vous pris les photos de la madrague ?
“Je les ai prises près de Cadix”.
L’accès était-il facile ?
“Ce n’était pas facile, mais j’ai pu le faire. Et la pêche était incroyable. Elle est gérée par des coopératives, les ‘cofradías’. Cela fait partie de leur culture”.
Ces photos seront-elles publiées dans le National Geographic ?
“J’ai parlé à ‘National Geographic’, mais ils ne les publieront pas. Il faudrait leur demander pour les voir”.
Et désormais, lorsque je mangerai du merlu enrobé de pâte à frire, comment puis-je savoir s’il provient d’une pêche durable ou non ?
“Il provient probablement d’une pêcherie industrielle, mais cela ne veut pas dire qu’il n’est pas durable. Dans la mer d’Alaska, j’ai vu qu’ils étaient capables de le faire correctement. Il faut se défaire de l’idée que ce qui est fait à grande échelle est forcément mauvais. Ce n’est pas tout blanc ou tout noir. D’un autre côté, un bateau qui capture des millions de poissons est plus facile à contrôler que des milliers de petits pêcheurs sur la côte africaine qui le font individuellement”.
Mais vous me dites vous-même que vous n’avez pas eu accès aux grands bateaux de pêche industrielle en Espagne…
“C’est surtout au Pays basque. Ils ont des bateaux gigantesques avec des hélicoptères, qui valent des millions d’euros. Par ailleurs, dans les îles Canaries, on trouve le même type de poisson qu’au Sénégal ou en Afrique de l’Ouest. À Las Palmas, par exemple, on trouve des poissons dont on ne connaît pas la provenance et on ne sait pas si la pêche est durable ou non. Ce sont des choses qui ne sont pas assez connues”.
Vous devez avoir beaucoup plus de photos de votre travail au fil des ans…
“J’y ai travaillé depuis longtemps… ”.
Et pourriez-vous faire une exposition-reportage uniquement sur la pêche en Méditerranée ou en Méditerranée-Atlantique ?
“J’aurais aimé faire plus de photos en Méditerranée, sur la madrague par exemple. J’aurais aimé plonger pour faire ce travail. Et si quelqu’un peut m’aider à le financer, je lui en serais reconnaissant”.
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