Eduardo Soteras, témoin d’une nouvelle guerre au Tigré

EDUARDO SOTERAS/AFP | Des familiers en pleurs devant une fosse avec 81 corps de tigréens à Wukro, au nord de Mekele, tués par les troupes éthiopiennes et érythréennes, sur une photo prise le 28 février 2021
EDUARDO SOTERAS/AFP | Des familiers en pleurs devant une fosse avec 81 corps de tigréens à Wukro, au nord de Mekele, tués par les troupes éthiopiennes et érythréennes, sur une photo prise le 28 février 2021

VICENÇ BATALLA. Il y a des guerres où les pays occidentaux n’interviennent pas et restent en arrière-plan, avec des soubresauts occasionnels lorsqu’il y a un élément majeur ou des morts qui transcendent. C’est le cas du meurtre de trois membres de Médecins Sans Frontières en juin dernier dans la région en conflit du Tigré, au nord de l’Éthiopie, où l’un des morts était une travailleuse humanitaire espagnole. Comme dans toute cette escalade de la guerre entre la région et la capitale centrale Addis-Abeba, qui a déjà accumulé des dizaines de milliers de morts depuis près d’un an, il est difficile de déterminer qui est responsable du meurtre des travailleurs humanitaires dans une confrontation où se mêlent les troupes fédérales, les milices régionales alliées et la nouvelle entente avec l’Érythrée, d’une part, et les forces de défense du Tigré et leurs alliés d’autres groupes régionaux pro-indépendance, d’autre part. Un véritable casse-tête géostratégique, mais qui menace de s’étendre à toute la Corne de l’Afrique et fait honte à un récent prix Nobel de la paix, le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed.

Pour témoigner de cette tragédie pour la population civile, le photographe argentin Eduardo Soteras couvre le conflit depuis novembre dernier avec une équipe de l’Agence France Presse (AFP) basée à Addis Abeba. Soteras, qui a vécu quelques années à Barcelone, a été le premier à atteindre les populations tigréennes victimes de l’escalade avec ses collègues de l’AFP, et ses images témoignent des effets des bombardements, des fosses communes, des viols comme arme de guerre et des déplacements dans un sens ou dans l’autre (un rapport de l’ONU sur les droits de l’homme le confirme). C’est ce que nous avons pu voir dans son exposition Tigré : l’Ethiopie sombre dans le chaos, au Visa pour l’Image en septembre et dont il nous a parlé personnellement lors de son passage au festival de photojournalisme de Perpignan.

Les photos de l’exposition couvrent la période allant de septembre de l’année dernière à février de cette année, mais Eduardo Soteras Jalil (Córdoba, Argentine, 1975) arrive à Perpignan après avoir passé, à nouveau à la fin du mois d’août, deux semaines dans la zone de conflit, qui s’est déjà étendu aux régions voisines comme l’Amhara, entre Addis-Abeba et le Tigré. En un an, la guerre a connu plusieurs alternatives mais il est difficile de prédire de quel côté les forces vont se retourner car ce qui devait être une intervention ponctuelle d’ordre public annoncée par le premier ministre, Abiy Ahmed, s’est déjà transformé en un conflit qui est loin d’être terminé.

Seulement 5-10% du conflit en Éthiopie

VICENÇ BATALLA | Le photojournaliste Eduardo Soteras, dans son exposition Tigré : l'Éthiopie sombre dans le chaos, au Visa pour l'Image à Perpignan en septembre dernier
VICENÇ BATALLA | Le photojournaliste Eduardo Soteras, dans son exposition Tigré : l’Éthiopie sombre dans le chaos, au Visa pour l’Image à Perpignan en septembre dernier

D’une certaine manière, nous avons réussi à avoir un accès assez rare à une partie du conflit”, explique un Soteras avec des paroles mesurées, qui sait qu’il doit continuer à gagner sa vie dans un pays en proie à une guerre qui s’intensifie. “Mais il est important que vous sachiez que ce que j’ai pu documenter représente, au maximum, 5 ou 10 % des choses que j’ai vues”, nous prévient-il également. Pour cette raison, il avoue ne pas pouvoir se débarrasser du “sentiment de frustration”.

Ce n’est pas étonnant, étant en première ligne et sachant que toutes sortes d’exactions sont commises. Pour comprendre la confrontation actuelle, il faut remonter aux élections régionales dans le Tigré en septembre 2020, qui n’avaient pas été autorisées par le gouvernement central parce qu’il avait retardé le scrutin législative dans tout le pays officiellement dû au Covid. L’exposition s’ouvre sur la couverture de ces élections par l’équipe éthiopienne de l’AFP, avec un journaliste, un caméraman vidéo et Soteras comme photographe.

Je me souviens avoir dit à certains diplomates, qui s’étaient rendus en Éthiopie à l’époque, que nous nous attendions à tout en raison de l’animosité qui régnait pendant ces élections”, raconte le photojournaliste. “Avec l’équipe de l’AFP, nous y sommes allés pratiquement une semaine avant pour pouvoir faire plusieurs reportages sur le Tigré. Nous n’avons donc pas eu de problèmes. Mais dans les semaines précédentes, d’autres de nos collègues avaient reçu des menaces leur rappelant que l’élection était illégale et ne pouvait être couverte. Quelques jours plus tard, lorsque nos collègues ont voulu prendre l’avion pour Mekele (capitale de la région), ils ont été arrêtés. Et notre retour de Mekele a été coordonné avec diverses sources diplomatiques de notre bureau car nous nous attendions au pire”.

Abiy Ahmed et la bataille de Mekele

WIKIVOYAGE : La carte des régions d'Éthiopie, avec les principales villes
WIKIVOYAGE : La carte des régions d’Éthiopie, avec les principales villes

Deux mois plus tard, la guerre a effectivement éclaté. Le 4 novembre, les forces de défense du Tigré (TDF), la branche armée du Front populaire de libération du Tigré (TPLF), ont occupé le commandement fédéral de Mekele et Ahmed a décidé d’une intervention militaire qui devait être brève dans la région avec le soutien de ses nouveaux amis érythréens, qui ont obtenu l’indépendance de l’Éthiopie il y a trois décennies. La minorité tigréenne, en fait, a gouverné l’Éthiopie de facto pendant trois décennies après la dictature stalinienne de Mengistu, et a maintenu le conflit avec l’Érythrée en sommeil. Mais l’accession au poste de premier ministre d’Ahmed, issu de la majorité ethnique oromo du sud du pays, les a écartés du pouvoir. Et ce n’est pas une coïncidence si le chef du TPLF est aujourd’hui Debretsion Gebremichael, un ancien vice-premier ministre éthiopien. À l’époque, lorsque Ahmed est devenu Premier ministre en 2018 et s’est réconcilié avec les Érythréens, la communauté internationale lui a fait confiance en attendant qu’il soit un artisan de la paix dans la région, ce qui lui a valu de recevoir le prix Nobel de la paix en 2019. L’évolution de la situation jette un doute, une fois de plus, sur l’un de ces prix de la paix, car le régime éthiopien actuel est déjà accusé de crimes de guerre.

Soteras et ses compagnons sont arrivés au Tigré le 6 novembre, mais cette première couverture a été de courte durée car les autorités les ont contraints à retourner à Addis-Abeba. “Dès le début, ce conflit a consisté pour nous à gratter le fond de la marmite avec une cuillère. Toutes les petites photos que nous pouvions prendre pour illustrer la situation, nous les avons prises. Les 6 et 7 novembre, il y a du matériel que nous avons réussi à obtenir en voyageant vers le nord. En gros, jusqu’à ce qu’il y ait un risque que nous soyons arrêtés”. Mais les photos de l’exposition, la première par un média de ce qui se passait dans la région au moment où la bataille de Mekele se déroulait ouvertement, proviennent d’un second voyage deux semaines plus tard au nord-ouest, à Maï-Kadra et Humara, près de la frontière soudanaise. Ils ont profité des invitations du gouvernement fédéral aux médias basés dans la capitale, qui n’ont été utilisées que par l’AFP car une autre agence disposant d’une équipe importante sur le terrain, Reuters, a des relations tendues avec le gouvernement. À l’époque, Human Watch Rights avait déjà recueilli des informations sur les meurtres de civils commis tant par l’armée fédérale et ses alliés que par les Tigréens eux-mêmes.

La difficulté d’identifier les victimes et les bourreaux

EDUARDO SOTERAS/AFP | Dans une maison à Humera, dans le nord-ouest du Tigré, où deux femmes et un homme ont été tués au début du conflit avec Addis-Abeba, sur une photo du 22 novembre 2020
EDUARDO SOTERAS/AFP | Dans une maison à Humera, dans le nord-ouest du Tigré, où deux femmes et un homme ont été tués au début du conflit avec Addis-Abeba, sur une photo du 22 novembre 2020

Tant les personnes qui étaient restées au Tigré que les survivants que nous avons pu interroger à l’hôpital de Gondar (dans la région d’Amhara) nous ont raconté ce qui s’était passé. Comment, tout à coup, des gens avec qui ils travaillaient ont commencé à les attaquer », raconte Soteras, dont les photos reproduisent le désespoir des habitants face aux morts et, en même temps, la difficulté d’identifier les victimes et les auteurs.

Ce n’était pas clair pour nous, c’était une situation très confuse”, dit-il. “À tel point que, si vous lisez la légende que nous avons écrite, c’est une déclaration générique. Et à ce jour, nous ne savons pas vraiment ce qui s’est passé. Dans le sens où certaines des personnes qui avaient été massacrées ont été enterrées dans des fosses communes. Près d’une église, en veillant autant que possible à ce qu’ils puissent être identifiés plus tard. D’autre part, nous avons trouvé une trentaine de corps à la périphérie du village, gisant dans un fossé, mais nous ne savons toujours pas qui ils étaient, s’ils étaient tigréens ou amharas, et pourquoi ils avaient été traités différemment des autres”.

Le problème de la distinction entre tigréens et amharas dans la couverture médiatique concerne autant les corps sans vie que les survivants. “D’un corps, c’est très difficile, sauf si vous trouvez la documentation. Et, dans la vie normale et quotidienne, ça peut être avec la langue. Les Tigréens parlent, outre l’amharique, leur propre langue. Et les Amharas ne parlent que l’amharique ». La religion n’est pas non plus un symbole distinctif, car la population est majoritairement chrétienne-orthodoxe, mélangée indistinctement à des personnes de culture musulmane.

Massacres et risques pour les ONG

EDUARDO SOTERAS/AFP | Des enfants dans une école endommagée par les combats à Bisober, dans le sud du Tigré, le 9 décembre 2020, où, selon les habitants, des troupes tigréennes étaient stationnées quelques mois avant le début du conflit, alors qu'elle était fermée par Covid
EDUARDO SOTERAS/AFP | Des enfants dans une école endommagée par les combats à Bisober, dans le sud du Tigré, le 9 décembre 2020, où, selon les habitants, des troupes tigréennes étaient stationnées quelques mois avant le début du conflit, alors qu’elle était fermée par Covid

Quelques semaines plus tard, l’équipe de l’AFP a pu se rendre dans le centre du Tigré, en passant par Bisober, Alamata, Mehoni et Mekele. Là, ils ont documenté les conséquences des massacres. À ce moment-là, les forces fédérales avaient réussi à reprendre le contrôle. Mais en échange de bombardements et de nombreuses victimes parmi la population civile, qui subit des exactions aveugles de la part des troupes érythréennes venues soutenir Addis-Abeba et des milices de la région voisine d’Afar à l’est. On les accuse de brûler des champs pour provoquer la famine. “Je peux vous dire que la guerre a commencé juste au moment de la récolte », souligne Soteras. “Et nous ne parlons pas des grands propriétaires de soja, mais des gens qui ont une économie de subsistance. Cela a évidemment affecté la sécurité alimentaire de la population”.

Et au moins un millier de cas de viols de femmes ont été enregistrés dans une pratique qui est de plus en plus utilisée comme un instrument de guerre. “C’est l’une des choses qui, personnellement, m’a le plus marqué et que nous documentions”, déclare le photojournaliste. “Nous avons fait partie du premier groupe de journalistes qui a pu entrer à Mekele (le 10 décembre) et cela a constitué une grande partie de notre travail : parler aux survivants de violences sexuelles”.

Face à une telle catastrophe, le travail des ONG est plus nécessaire que jamais. Mais ces organisations humanitaires ont également connu des blocages dans leur travail. « Lorsque Mekele est tombé, les convois humanitaires venant de la région Afar n’ont pas été autorisés à entrer. Aujourd’hui, un couloir aérien est ouvert sur le terrain. J’ai vu des employés de l’ONU prendre l’avion pour Mekele. Récemment, un avion d’aide de l’UE a également pu se rendre dans la capitale”.

Mais un épisode, survenu le 25 juin, a mis en évidence les risques encourus par le personnel de ces organisations opérant dans la région. Trois travailleurs humanitaires de Médecins Sans Frontières (MSF) ont été tués lors d’un voyage à Abi Adi, à environ 90 kilomètres de Mekele. Leurs corps sans vie ont été retrouvés à quelques mètres du véhicule dans lequel ils se déplaçaient. Il s’agissait de María Hernández, 35 ans, coordinatrice des urgences dans la région, originaire de Madrid, et des Éthiopiens Yohannes Halefom Reda, assistant de coordination de 31 ans, originaire de Mekele, et du chauffeur, Tedros Gebremariam Gebremichael, également âgé de 31 ans. Les auteurs de ce crime restent inconnus et MSF avait décidé de suspendre ses activités dans la région.

Réfugiés au Sudan et déséquilibre régional

NARIMAN EL-MOFTY/AP | Des réfugiés du Tigré occidental sont transférés par des organisations humanitaires vers le camp de transit de Hamdayet, au Soudan, en décembre 2020
NARIMAN EL-MOFTY/AP | Des réfugiés du Tigré occidental sont transférés par des organisations humanitaires vers le camp de transit de Hamdayet, au Soudan, en décembre 2020

Cependant, le travail d’urgence se multiplie dans tout le pays et dans les régions voisines car, dans l’immédiat, c’est le drame des réfugiés qui arrive. C’est le contenu des deux autres expositions photographiques présentées au Visa pour l’Image : Fuir la guerre au Tigré, par la photographe égyptienne Nariman El-Mofty pour l’agence Associated Press ; et Ethiopie, exils et dérives, par le photographe français Olivier Jobard pour l’agence MYOP, Le Figaro Magazine et La Croix Hebdo. El-Mofty a suivi des réfugiés tigréens de l’ouest de la région jusqu’aux camps de Hamdayet et Um Rakuba à la fin de l’année dernière, en traversant la rivière Tekezé, qui les sépare du Soudan voisin où se trouvent ces camps.

“Il y a des personnes déplacées partout”, explique Soteras. “Il y a des personnes déplacées de l’est du Tigré, de l’ouest, de Mekele… Il y a des Amharas déplacés dans d’autres régions d’Éthiopie, fuyant la violence après le déclenchement de ce conflit. Il y a maintenant des personnes déplacées dans le sud du Tigré qui sont des Amharas et qui sont retournées dans leur région d’origine. Et il est important de se rappeler qu’en 2018, au milieu de l’optimisme qui régnait dans le monde entier au sujet de l’Éthiopie, le pays était déjà l’un des pays comptant le plus grand nombre de déplacés internes”.

Les déplacements sont autant liés aux conflits ethniques et nationaux qu’à la pauvreté. Car les Oromo du sud migrent au péril de leur vie à travers Djibouti, la mer Rouge et le Yémen en guerre pour atteindre l’Arabie Saoudite, qui représente pour eux l’Eldorado. C’est le travail photographique que Jobard fait depuis longtemps et qu’il a également orienté, il y a un an, vers les réfugiés tigréens dans les camps soudanais. “Je suis un grand admirateur du travail d’Olivier, qui documente les mouvements migratoires depuis des années”, confie son collègue de l’AFP.

NARIMAN EL-MOFTY/AP | Des réfugiés tigréens écoutent une messe orthodoxe chrétienne au camp d'Um Rakuba au Soudan, le 29 novembre 2020
NARIMAN EL-MOFTY/AP | Des réfugiés tigréens écoutent une messe orthodoxe chrétienne au camp d’Um Rakuba au Soudan, le 29 novembre 2020

Après d’autres reportages effectués au début de l’année dans des camps de réfugiés autour de Mekele et plus au nord à Dengelat, Tikul et Wukro, où il a rencontré des familles décimées, Soteras est retourné en août dans la région d’Amhara, qui est maintenant infectée par l’escalade. En fait, le 28 juin, les rebelles ont repris Mekele de manière inattendue. “C’est une situation très volatile, où l’on ne peut pas savoir ce qui va se passer. Le conflit s’étend à la région d’Amhara. Au cours des deux dernières semaines, j’ai recueilli des informations sur les personnes déplacées dans le nord de l’Amhara, dans les régions qui ne font pas partie du Tigré mais qui sont touchées par l’avancée des forces tigréennes, ainsi que dans la région d’Afar à l’est”.

Ces dernières photos ne figuraient pas dans l’exposition de Perpignan, faute de temps, mais elles ont été publiées dans des médias qui ont consacré de nombreuses informations à cette question, comme le journal Le Monde. Non seulement la guerre n’est pas terminée, mais elle prend des allures encore plus alarmantes. “Le corridor occidental, de Maï-Kadra à Humera, est aux mains des milices Amhara alliées au pouvoir central. Mais il y a des combats dans les régions voisines d’Amhara et d’Afar. Par exemple, Afar, à l’est, est très importante en tant que voie d’approvisionnement pour tout ce que vous pouvez imaginer pour l’Éthiopie. Et cette route a été affectée par les attaques pendant plus d’une semaine”. En ce sens, après la conquête de Mekele, les forces tigréennes se sont déplacées vers le sud et se sont alliées à d’autres groupes ethniques (les Issas, issus de la famille somalienne, combattant les Afars ; les Gumuz, combattant les Amhara) dans le but non seulement de reconquérir des territoires mais aussi d’empêcher l’approvisionnement maritime d’Addis-Abeba depuis Djibouti. Un déséquilibre interrégional qui menace d’entraîner des voisins aussi instables que le Soudan et la Somalie, et qui pourrait impliquer puissances militaires comme l’Égypte o la Turquie.

Le rêve brisé d’Addis-Abeba

OLIVIER JOBARD/MYOP | Après avoir débarqué sur la côte sud du Yémen à Ras Al-Arah, les migrants oromos d'Ethiopie entament une longue marche à travers un pays en guerre pour tenter de rejoindre l'Arabie saoudite
OLIVIER JOBARD/MYOP | Après avoir débarqué sur la côte sud du Yémen à Ras Al-Arah, les migrants oromos d’Ethiopie entament une longue marche à travers un pays en guerre pour tenter de rejoindre l’Arabie saoudite

Une situation qui contraste avec les grandes attentes suscitées par l’accession au pouvoir d’Abiy Ahmed en 2018 et ses premiers pas. C’est le moment où Soteras s’installe à Addis-Abeba, après avoir couvert l’actualité au Moyen-Orient et avoir commencé à travailler pour l’AFP au Congo en 2015. L’Éthiopie s’est présentée comme un pays qui évoluait vers la stabilité et était prometteur sur le plan économique. “À cette époque, je suis arrivé dans un endroit extrêmement intéressant en raison de l’espoir que tout le monde avait, parce que le pays était en pleine transformation”, se souvient le photojournaliste.

La radiographie qu’il fait aujourd’hui est tout autre : “il y a un cocktail fait de conflits, une situation économique qui n’est pas du tout favorable, une inflation qui augmente chaque jour, un chômage très élevé et toutes sortes de nationalismes auxquels on peut penser dans chacune des ethnies présentes, qui sont nombreuses… Je sais que c’est une bombe. C’est un cocktail Molotov. C’est une situation très volatile dans laquelle personne ne sait ce qui peut se passer”.

“C’est un climat de guerre”, poursuit-il. “Et par guerre, j’entends essentiellement un climat de ferveur, d’intolérance. C’est presque comme une Coupe du monde de football. C’est une intolérance très marquée envers l’autre. Et ce sentiment presque enfantin de croire qu’une guerre peut être gagnée. Les guerres ne se gagnent pas ! Au contraire, ils aboutissent à un moment donné à une population qui finit par en payer le prix”.

Une image bien différente de celle que nous avions donnée dans un dossier musical sur le jazz et le funk éthiopiens des années soixante et du début des années soixante-dix (dans les versions catalane et espagnole du site), à la dernière époque de l’empereur Haïlé Sélassié, et qui avait pu renaître grâce à la série de compilations parues en France, Les Éthiopiques. Un Addis-Abeba idéalisé, capitale d’un empire millénaire, fier de n’avoir pratiquement jamais été colonisé et confronté maintenant à une décomposition forcée. Quand je rappelle à Soteras ce passé d’orchestres et de chanteurs rêveurs, il nuance un peu ses propos précédents : “peut-être que ce que j’ai dit est un peu radical parce qu’on peut aussi vivre à Addis sans pratiquement sentir la guerre”.

Militer pour les droits de l’homme

ÉDITIONS SNOECK | Le catalogue Visa pour l'Image 2021, avec en couverture une photo d'Eduardo Soteras de maisons bombardées à Mehoni, au sud de Tigré, dans une image du 11 décembre 2020
ÉDITIONS SNOECK | Le catalogue Visa pour l’Image 2021, avec en couverture une photo d’Eduardo Soteras de maisons bombardées à Mehoni, au sud de Tigré, dans une image du 11 décembre 2020

Il est cependant difficile d’éviter une guerre qui n’est pas si lointaine et qui fait fuir tous les bons souhaits musicaux et politiques. Et encore plus pour quelqu’un qui, lorsqu’il a étudié et travaillé à Barcelone, a contribué au début des années 2000 à la création du collectif Ruido Foto, dédié aux problèmes sociaux et à la dénonciation des violations des droits de l’homme dans le monde avec des expositions, des vidéos, des livres, et dont est issue l’actuelle école photographique Fuga barcelonaise. “Je garde un très bon souvenir de cette époque”, explique Soteras, qui s’est présenté à nous en parlant un très bon catalan.

Mais ses projets collectifs ne s’arrêtent pas à Barcelone car, peut-être poussé par son origine libanaise du côté maternel, il est également cofondateur d’ActiveStills, une plateforme de photographes israéliens, palestiniens et d’autres nationalités pour tenter d’améliorer les choses dans cette partie de la planète en conflit permanent grâce à leur travail documentaire, qui est complété par l’organisation de photographie participative ActiveVision.

Sa principale préoccupation est désormais de réunir sa famille, sa femme et ses deux enfants, à Addis-Abeba. Pendant tout ce temps, il a alterné son travail dans les zones de guerre éthiopiennes avec des voyages à Séville, où sa famille attendait la levée de la suspension des visas en raison de la situation dans le pays.

Mais cela ne l’empêche pas de fournir un témoignage important de ce qui se passe là-bas. “Les photos prises par Eduardo Soteras ont montré au monde entier ce qui se passait réellement dans le Tigré, démentant les propos du gouvernement selon lesquelles le conflit était de faible intensité”, écrit le journaliste de l’AFP basé à Addis-Abeba, Robbie Corey-Boulet, dans l’introduction de l’exposition. “Les preuves de la souffrance des civils tigréens étaient visibles partout”.

Lire le dossier sur toutes les expositions de Visa pour l’Image 2021

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