Manolo Solo: “Il est inévitable de trouver un parallèle entre Erice et mon personnage”

MARCO BARADA | Manolo Solo, l'acteur protagoniste dans Fermer les yeux, de Víctor Erice, au Festival de Cannes en mai dernier
MARCO BARADA | Manolo Solo, l’acteur protagoniste dans Fermer les yeux, de Víctor Erice, au Festival de Cannes en mai dernier

VICENÇ BATALLA. Habitué des seconds rôles réputés (Le Labyrinthe de Pan, Cellule 211, Biutiful, La Isla mínima, La Colère d’un homme patient, El Buen patrón….), Manolo Solo (Manuel Fernández Serrano ; Algésiras, 1964) trouve dans Fermer les yeux (Cerrar los ojos) un premier rôle à la hauteur du double à peine voilé de son réalisateur Víctor Erice. Le cinéaste espagnol l’a choisi pour incarner Miguel Garay, le réalisateur réfugié dans une cabane au bord de la mer des décennies après n’avoir pas pu terminer son film en raison de la disparition de son acteur principal (Julio Arenas/José Coronado). Un peu comme Erice lui-même et son frustré El embrujo de Shanghai (Les Nuits de Shanghaï). Contacté par une journaliste de télévision (Helena Miquel) d’un programme de recherche de personnes disparues, un Miguel Garay/Manolo Solo, entre scepticisme et curiosité, s’engage sur la voie des retrouvailles avec ses anciens compagnons de voyage (dont la fille de l’acteur disparu, interprétée par Ana Torrent) et ses souvenirs cinématographiques qui contrastent avec l’amnésie surveillée ou volontaire de son acteur disparu et qui hante l’atmosphère de tout le film. Un Garay qui cherche à retrouver le pouvoir des images, mais qui sait que les temps ont changé, se laisse encore porter par la promesse que le cinéma continue d’être. Un destin que Manolo Solo ne pouvait pas refuser et qu’il nous a raconté sur une terrasse près de la plage de la Croisette à Cannes en mai dernier. (Sortie du film en France le 16 août ; en Espagne le 29 septembre)

Qu’as-tu ressenti en découvrant le film dans son intégralité hier soir (22 mai) ?

“C’était un choc. C’était excitant, très agréable. Une expérience intense, une communion à trois. De soi au film et au public : trois vecteurs en même temps. Nous étions le public et, en même temps, nous participions au film. Une expérience très forte”.

Sans Víctor Erice (absent lors de la première mondiale), mais avec Víctor Erice en arrière-plan ?

“Oui, le film suinte Victor Erice de partout. Je ne le connais pas très bien non plus, mais j’ai vu ses films et je pense qu’il y a beaucoup de lui. Il y a beaucoup de témoignage personnel”.

Tu te sens-toi comme son alter ego dans ce film ?

(rires)

Je ne sais pas combien de fois j’imagine qu’on te l’a demandé…

“Eh bien, je ne suis pas inconscient du fait qu’il y a une projection. Il y a une certaine connexion, une certaine extension de lui dans mon personnage. Le protagoniste est un réalisateur ! Peut-être poussé à l’extrême de ce qu’il est vraiment. Quelqu’un qui a complètement rompu avec le monde, bien plus que lui. Qui a rompu avec le monde du cinéma. Et c’est une sorte d’anachorète, qui vit comme un réfugié dans un endroit loin des foules (Aguadulce, Almérie). Il y a aussi des échos et des réflexions de ‘El Embrujo de Shanghai’, un film qu’il n’a pas fait et que mon personnage Garay reprend avec ce film qu’il n’a pas fini de faire non plus. Il est inévitable de trouver de parallèle. Et, en même temps, dans le personnage sec, introverti, douloureux”.

Mémoire et tournage en évolution

MANOLO PAVÓN | Manolo Solo, dans le rôle du réalisateur Miguel Garay dans Fermer les yeux, aux côtés de José Coronado
MANOLO PAVÓN | Manolo Solo, dans le rôle du réalisateur Miguel Garay dans Fermer les yeux, aux côtés de José Coronado

Lorsqu’il t’a appelé pour te proposer ce rôle, t’a-t-il donné beaucoup d’instructions ?

“Il m’a donné très peu d’instructions. En fait, je n’allais pas lui poser beaucoup de questions, parce que c’était très clair dans le scénario. D’habitude, je suis plutôt du genre à poser des questions, à prendre des initiatives et à anticiper. Mais dans ce cas, je n’allais pas le faire. Mais les quelques questions que je lui ai posées, il n’a pas voulu me les répondre non plus ! (rires). J’ai vu où il voulait en venir et j’ai essayé de me fier à sa feuille de route, et de voir si ma proposition s’inscrivait également dans ses paramètres. Il te donnait quelques indications, plus explicatives de ce qu’il voulait raconter avec le film que de ce qui se passe dans les séquences spécifiques”.

Le sentais-tu à l’aise pour tourner après une si longue période ?

“Je le sentais sous pression, je le sentais responsable. Confortable ne serait pas le mot, inconfortable non plus. J’ai vu qu’il savait parfaitement ce qu’il faisait et que son dernier film commercial remontait à trente ans. Il maîtrisait les moyens de ce qu’il faisait, il contrôle tout ! C’est un auteur né. Mais c’est vrai qu’on voyait qu’il était soumis à un effort titanesque. Avec sa méticulosité. On tournait beaucoup de plans par jour. Et puis il réécrivait pendant la nuit, au détriment de son repos”.

Il y a donc eu des évolutions pendant le tournage ?

“Oui, oui, il y a eu des évolutions, des mises à jour de nombreuses séquences à la volée. C’était un travail titanesque, on ne savait pas comment il pouvait résister”.

Toi et moi sommes d’une génération, lui d’une autre, mais ces deux générations nous avons vécu le franquisme. Il a dit, dans une note d’intention à la télévision publique espagnole, que c’était un film qui pouvait se résumer au thème de la mémoire et de l’identité. Penses-tu la même chose ?

“Peut-être, il y a peut-être une concomitance. Mais c’est une libre interprétation de ma part, qui n’est pas convenue avec lui. Il pourrait m’envoyer en enfer ! Mais il y a quelque chose qui consiste à essayer de fuir sa mémoire, à essayer de se distancer, à être quelqu’un d’autre. Ce qui arrive un peu à mon personnage, au risque d’oublier ce que tu as été et de faire les comptes avec notre passé. Et cela pourrait être une concomitance au niveau de l’Etat, au niveau national, avec cette Guerre d’Espagne derrière. Il y a un personnage qui aspire à être quelqu’un d’autre, et un autre personnage qui est comme le revers de la médaille, qui y est parvenu. Il pourrait y avoir des concomitances avec les deux faces d’une même pièce au niveau idéologique en Espagne. Mais c’est peut-être trop risqué de ma part. Il faudrait lui demander”.

Le flirt de ‘My Rifle, My Pony and Me’

MANOLO PAVÓN | L'alter ego de Víctor Erice dans Cerrar los ojos, Manolo Solo, dans l'un des moments du tournage du film
MANOLO PAVÓN | L’alter ego de Víctor Erice dans Cerrar los ojos, Manolo Solo, dans l’un des moments du tournage du film

Avez-vous beaucoup parlé de cinéma pendant le tournage ?

“Non, très peu. Quelques fois. Je me souviens que nous nous disputions à propos de John Wayne. Je ne pense pas que ce soit un grand acteur et il s’indignait que je ne le trouve pas merveilleux. Nous parlions d’Hitchcock, qu’il aime beaucoup. Et je lui ai dit que Hitchcock traitait très mal les acteurs (il rit). Puis il m’a rappelé ‘La Loi du silence’ (‘I Confess’, 1953), avec Montgomery Clift. Et je lui ai dit que c’était un produit typique de l’Actor’s Studio et qu’il n’aimait pas ce genre d’école pour acteurs. Je vous dis tout cela un peu ‘off the record’ (il rit, sans être non plus trop malicieux dans ce qu’il explique). Mais non, nous n’avons pas beaucoup parlé de cinéma. Il y a cette curieuse chanson ‘My Rifle, My Pony and Me’ (Dean Martin/Ricky Nelson), tirée de ‘Rio Bravo’ (Howard Hawks, 1959), qu’il a suggérée deux jours avant le tournage. Parce qu’il ne s’arrêtait pas, il tournait mais il réfléchissait aussi sans arrêter la machinerie. Et puis, au montage, il l’a refait. Il me l’a proposé et j’ai été un peu choqué. Mais j’ai accepté le défi, je me suis lancé et je ne l’ai pas regretté”.

Cela a-t-il été difficile à faire ?

“Non, parce que je connaissais cette chanson. Je l’avais jouée il y a de nombreuses années dans un spectacle que j’avais monté avec des textes du dramaturge (Harold) Pinter. Et, bien que je ne me souvenais de rien, le fait de la connaître depuis longtemps m’a donné le courage de lui dire, du jour au lendemain, que oui, je la préparerais et que nous la ferions. J’ai préparé plusieurs versions différentes, avec mon partenaire Dani l’acteur (à la guitare), qui était également responsable du ‘chambao’ (cabane) dans le film, et en avant. Et nous avons parlé un peu de ‘Rio Bravo’. C’est un amoureux du cinéma américain classique, des westerns, et moi aussi”.

Même si vous n’êtes pas d’accord avec John Wayne…

“Il aime John Wayne, je ne l’aime pas ! Je ne suis pas fou de lui. Même si je ne pense pas que ce soit un mauvais acteur”.

John Ford et John Wayne ne pensaient pas de la même façon, Wayne était républicain et Ford démocrate et ils ont fait des films ensemble…

“Une chose n’enlève rien à l’autre. Wayne n’était pas le summum de la polyvalence, à mon goût”.

Le vois-tu comme un acteur enfermé dans son personnage ?

“Exactement. Le personnage et le mythe. Il faisait toujours exactement la même chose. Même si les personnages sont plus grands que la vie”.

Cette scène finale

Tu n’as vu la dernière scène qu’hier, avec l’ensemble du film. Comment l’avais-tu imaginée ?

“J’ai imaginé, et j’ai eu cette crainte à quelques moments et avec le personnage de Garay lorsqu’il réfléchit à ce qui aurait pu se passer au moment de la disparition du personnage d’Arenas (l’acteur du film, joué par José Coronado), qu’ils seraient excessivement mélodramatiques et poétisés. Et cette crainte s’est complètement dissipée dans les deux cas. Il m’a semblé qu’il y avait la partie émotionnelle, mais pas le soulignement. J’ai trouvé cela élégant dans tous les deux cas”.

Ce passage de témoin entre Ana Torrent et José Coronado, de l’innocence de l’enfance qu’elle incarnait dans L’Esprit de la ruche (1973) à la  innocence de la vieillesse. Et cela laisse la place au spectateur…

“C’est ce qu’il y a de plus élégant à propos de cette fin. Ne pas vous la donner d’une manière ou d’une autre, mais ce que vous, en tant que spectateur, voulez interpréter”.

* Spécial Festival de Cannes 2023

 

 

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