Des images contre la propagande

EVGENIY MALOLETKA/ASSOCIATED PRESS | Une femme se tient devant un camion de pompiers détruit par les tirs d'obus lors du siège de Mariupol par l'armée russe, le 10 mars dernier
EVGENIY MALOLETKA/ASSOCIATED PRESS | Une femme se tient devant un camion de pompiers détruit par les tirs d’obus lors du siège de Mariupol par l’armée russe, le 10 mars dernier

VICENÇ BATALLA. Les guerres, en Europe et dans le monde entier, on les souffre non seulement à cause des armes mais aussi de la propagande de chaque camp. Le fait qu’il y ait des journalistes et des photojournalistes sur le terrain, indépendants des rangs officiels, donne accès à une information réelle sur ce qui se passe, malgré les risques encourus par ceux qui s’y aventurent. Depuis que le président russe Vladimir Poutine a enclenché l’invasion criminelle contre l’Ukraine le 24 février, huit journalistes de la presse écrite et visuelle ont été tués dans le conflit au 24 août. Ils sont 20 depuis le début du conflit en 2014 dans le Donbass. Le directeur du festival Visa pour l’Image de Perpignan, Jean-François Leroy, le rappelle dans son éditorial pour cette édition (27 août-11 septembre). Grâce à l’équipe de recherche visuelle du New York Times, il existe une preuve du massacre de Boutcha, au nord-ouest de Kiev, par l’armée russe. Mais c’est la même équipe qui a prouvé, en vérifiant l’authenticité d’une vidéo, que les soldats ukrainiens peuvent exécuter aussi leurs prisonniers russes. 

C’est le travail du photojournalisme et d’un festival comme le Visa, qui se concentre évidemment cette année sur la guerre en Ukraine, mais qui n’oublie pas les autres conflits dans le monde qui peuvent être enterrés. Leroy fait lui-même référence aux dix journalistes tués au Mexique depuis le début de l’année ou à l’assassinat, selon des preuves et des témoins, par un soldat israélien de la Palestinienne Shireen Abu Akleh alors qu’elle travaillait pour la télévision Al Jazeera. Plus de vingt expositions témoignent de l’état de la planète, avec quelques images plus légères, mais sans oublier un autre type de catastrophe, celle du changement climatique. Et un accent particulier sur les océans, qui sont un indicateur de notre futur.

DANIEL BEREHULAK/NEW YORK TIMES/MAPS | Tatiana Petrovna, amie de la famille, découvre les corps de Serhiy, de son beau-frère Roman et d'un inconnu tué par des soldats russes devant leur maison à Boutcha, au nord-ouest de Kiev, le 4 avril
DANIEL BEREHULAK/NEW YORK TIMES/MAPS | Tatiana Petrovna, amie de la famille, découvre les corps de Serhiy, de son beau-frère Roman et d’un inconnu tué par des soldats russes devant leur maison à Boutcha, au nord-ouest de Kiev, le 4 avril

“Pendant plus de quinze jours, ils ont été le seul média international présent dans la ville, les seuls journalistes en mesure de transmettre des vidéos et des photos au monde extérieur”, peut-on lire dans la présentation de l’exposition Marioupol, Ukraine, réalisée par les photographes Mstyslav Chernov et Evgeniy Maloletka (lauréat du Visa d’or News 2022) pour l’Associated Press (AP) à propos de leur travail documentaire sur le siège de cette ville stratégique de la mer Noire tombée aux mains des Russes le 20 mai.

« Ils étaient là après le bombardement de la maternité… Ils étaient là quand des hommes armés ont commencé à sillonner la ville pour traquer tous ceux qui pourraient prouver que la version de la Russie était fausse », indique le texte. À cet égard, l’ambassade de Russie à Londres a publié les photos AP rayées du mot FAKE. Et, au Conseil de sécurité de l’ONU, un haut diplomate russe a montré les images de la maternité en affirmant qu’elles n’étaient pas authentiques. Ces images ont montré l’histoire de bébés, d’adolescents, de femmes, enterrés dans des fosses communes parce qu’il n’y avait pas de temps de rien faire d’autre avant la prochaine attaque.

LUCAS BARIOULET/LE MONDE | Des personnes fuyant les combats dans l'est de l'Ukraine mangent au monastère orthodoxe de la Résurrection à Lviv, le 11 mars dernier
LUCAS BARIOULET/LE MONDE | Des personnes fuyant les combats dans l’est de l’Ukraine mangent au monastère orthodoxe de la Résurrection à Lviv, le 11 mars dernier

Les deux photographes ukrainiens ont fini par fuir car les habitants de Marioupol eux-mêmes leur ont demandé de ne pas rester en raison du risque d’être pris et de ne pas pouvoir montrer ce qui se passait. « Montrez ça à Poutine !”, a crié un médecin qui transportait à l’hôpital une fillette de six ans en pyjama, pleine de sang, et tentait de la réanimer en fixant la caméra. Chernov et Maloletka ont réussi à s’enfuir avec les images. Le premier est originaire de Kharkov, le second de Berdiansk ; la première ville est toujours bombardée par la Russie, la seconde a été occupée au début de la guerre.

Les scènes montrées par Daniel Berehulak dans Тут жили люди Des gens vivaient ici, son exposition sur le massacre de Boutcha pour The New York Times et MAPS, sont tout aussi bouleversantes. L’inscription люди, qui signifie des gens, devait avertir que ceux qui y vivaient étaient des civils. Lorsque les forces ukrainiennes ont réussi à libérer Boutcha au début du mois d’avril, elles ont été confrontées à ce sombre tableau, et Berehulak, un Australien d’origine ukrainienne, a passé des semaines à le documenter. « Des corps de civils partout, dans les rues, dans les jardins, les caves et les salons, certains avec une balle dans la tête, d’autres avec les mains liées dans le dos », détaille le texte, faisant également allusion aux femmes violées et aux “séquelles psychologiques des survivants ».

SERGEI SUPINSKY/AFP | Une séance d'entraînement de civils dans une usine abandonnée de Kiev avec des kalachnikovs en bois, le 30 janvier dernier, avant l'invasion de la Russie
SERGEI SUPINSKY/AFP | Une séance d’entraînement de civils dans une usine abandonnée de Kiev avec des kalachnikovs en bois, le 30 janvier dernier, avant l’invasion de la Russie

Du point de vue de ces conséquences, le Français Lucas Barioulet, pour le journal Le Monde, présente le reportage Ukraine : la guerre au quotidien, sur la vie journalière de la population dans le climat de guerre, qui a remporté le Visa d’or de la Ville de Perpignan Rémi Ochlik 2022. « Une vie dans les abris souterrains ou les wagons bondés, rythmée par les sirènes, où la mort vient du ciel », explique Barioulet, qui a voyagé de Lviv à Kiev, en passant par Borodianka. « Il y a l’attente, l’ennui, la peur, le doute, l’absurdité, la vie, la mort…  Les images ne représentent en définitive que des fractions de seconde du quotidien sur place, où la guerre, elle, est présente en permanence ».

Sur le contexte historique mais sans oublier des images récentes, est basé De l’indépendance à la guerre, par Sergei Supinsky, un photojournaliste ukrainien chevronné qui, depuis trois décennies, illustre pour l’Agence France Presse (AFP) les changements turbulents survenus dans un pays qui doit gagner sa souveraineté en versant du sang. Karim Talbi, rédacteur Europe de l’AFP, explique son travail au cours des six derniers mois : « Supinsky est à pied d’œuvre pour montrer les premières destructions causées par les bombardements russes. Le lendemain, il est au nord et dans l’est de la ville où se déroule la bataille de Kiev. Ses photos témoignent des premiers soldats russes tués en tentant de prendre Kíiv. Depuis, Sergei Supinsky n’a pas arrêté de photographier ».

À la dernière minute, l’exposition Derrière le rideau de Z, de la Russe Elena Chernyshova, une vision critique de la guerre de Poutine vue de l’intérieur, a été ajoutée. Cette Moscovite, qui vit en France, était dans sa ville natale le 24 février et a commencé à prendre des photos de la répression par le régime des opposants à la guerre, d’une part, et de la militarisation de la société russe avec, par exemple, le mouvement Iounarmia des jeunes cadets de l’armée, créé en 2015, après l’annexion de la Crimée et l’occupation des Donbass, et qui compte déjà plus d’un million de garçons et de filles. Il va sans dire que le Z est le symbole des soldats russes en Ukraine et une façon de soutenir l’invasion.

Depuis l’arrière-garde

JEAN-CLAUDE COUTAUSSE/LE MONDE | Le président français Emmanuel Macron accueillant son homologue russe Vladimir Poutine au château de Versailles, le 29 mai 2017
JEAN-CLAUDE COUTAUSSE/LE MONDE | Le président français Emmanuel Macron accueillant son homologue russe Vladimir Poutine au château de Versailles, le 29 mai 2017

Depuis les chancelleries, l’objectif d’un politicien devrait être d’utiliser la diplomatie pour éviter la guerre. C’est ce que le président français Emmanuel Macron a tenté de faire durant son premier quinquennat en recevant à deux reprises son homologue russe Poutine, avec le résultat final que l’on connaît. Le maître du Kremlin avait pris sa décision il y a longtemps. Depuis quatre décennies, le Français Jean-Claude Coutausse suit les coulisses du pouvoir et la réaction de ses partisans, dont il se fait l’écho dans Bains de foule. Il s’agit de photographies d’hommes politiques prises pour Le Monde, comme il l’avait fait auparavant pour Libération. Et une mise en garde contre la standardisation de cet exercice : “Travailler pour une rédaction permet également d’échapper à la pression des communicants, ceux qui font du photojournalisme politique un photojournalisme captif…  Je photographie aussi la politique pour ne pas laisser la communication l’emporter sur le réel”.

Et parfois, ces politiciens se lavent les mains, comme l’ont fait les États-Unis en Afghanistan après deux décennies au cours desquelles ils n’ont pas réussi à bannir les talibans. Et les Talibans ont repris le pouvoir en août de l’année dernière. L’Australien Andrew Quilty y est arrivé pour la première fois en 2013 et a depuis vu le pays revenir en arrière jusqu’à cette reprise calamiteuse de Kaboul. C’est ce destin malheureux, avec les erreurs commises par les Américains eux-mêmes, que l’on retrouve dans La Fin d’une guerre interminable pour l’agence Vu’, qui se termine par des scènes de panique à l’aéroport de Kaboul alors que l’on tente de fuir et qui fera l’objet d’un livre dans le courant de l’année.

La junte birmane a également eu recours à la violence pour réprimer l’opposition depuis le coup d’État de février 2021, mais celle-ci s’est organisée au sein de l’armée dite du Gouvernement en exil et a uni ses forces à celles de l’Armée karenni, favorable à l’indépendance, dans sa lutte depuis les forêts de l’État de Kayah, dans l’est du pays, qui borde la Thaïlande. Le journaliste italo-britannique Siegfried Modola s’est rendu sur place et a réalisé le reportage Au cœur de la rébellion birmane, qui fait partie d’un long travail sur la résistance du peuple karenni contre le pouvoir central depuis 1947. Il en extrait des témoignages de jeunes rebelles dans des camps de personnes déplacées.

SIEGFRIED MODOLA | Soldats de l'armée karenni traversant la rivière Salouen dans l'est de la Birmanie, le 18 janvier dernier
SIEGFRIED MODOLA | Soldats de l’armée karenni traversant la rivière Salouen dans l’est de la Birmanie, le 18 janvier dernier
ANDREW QUILTY/AGENCE VU' | Combattants talibans au siège de la police à Shahr-e Naw, dans le nord-ouest de Kaboul, en août 2021
ANDREW QUILTY/AGENCE VU’ | Combattants talibans au siège de la police à Shahr-e Naw, dans le nord-ouest de Kaboul, en août 2021

Autre vétéran des tranchées, le Serbe Goran Tomasevic, de la poudrière des Balkans au Printemps arabe et à la répression qui s’en est suivie en Syrie et au fratricide en Libye, en passant par d’autres conflits en Asie et en Afrique, présente Entre guerre et paix, les photos qu’il a prises depuis les années 1990 pour Reuters. “Aujourd’hui où trop souvent les paroles masquent la vérité, la photographie reste résolument du côté de la réalité”, déclare Tomasevic dans son introduction, ajoutant que “une photo dit la vérité”.

Pour rendre évident le sentiment d’injustice au Liban, Tamara Saade rassemble dans Sans répit les protestations massives de 2019 contre une caste politique corrompue et la démonstration ultérieure de cette gouvernance néfaste avec l’explosion en août 2020 des cuves de nitrate d’ammonium stockées dans le port de Beyrouth qui a fait 200 morts, 6 000 blessés et 300 000 sans-abri. “Le Liban n’est plus un pays en guerre ; il a été et reste à ce jour un pays en conflit, entouré par la guerre, à la merci d’acteurs étrangers”, définit Saadé qui, malgré la faillite de son État, veut garder l’espoir et crée également des installations immersives pour défendre sa cause.

El coût de la migration

SAMEER AL-DOUMY/AFP | Des migrants à bord d'un canoë près de Calais, sur la Manche, tentant de rejoindre le Royaume-Uni depuis la France, le 27 août 2020
SAMEER AL-DOUMY/AFP | Des migrants à bord d’un canoë près de Calais, sur la Manche, tentant de rejoindre le Royaume-Uni depuis la France, le 27 août 2020

Ceux qui ont fait l’expérience directe de l’odyssée de la migration sont peut-être les mieux placés pour faire comprendre aux autres ce que cela signifie de quitter son foyer et de s’embarquer dans un voyage à la fin incertaine, avec les frontières de plus en plus fermées de l’Union européenne. Le Syrien Sameer Al-Doumy, qui avait treize ans lorsque les manifestations contre Bachar el-Assad ont commencé et qui, sans discontinuer, a fini par devenir photographe sous un pseudonyme pour l’AFP, le sait. Son émigration a été réglementée, car il travaille pour l’agence en France depuis 2018. Mais cela ne signifie pas qu’il a cessé de s’intéresser à ce qui arrive à ses compatriotes ou à d’autres migrants originaires de pays déchirés par les guerres au Moyen-Orient. Les Routes de la mort, un titre plutôt éloquent, est un reportage sur la traversée de la Manche, de plus en plus meurtrière, du port de Calais vers l’Angleterre voisine.

En novembre dernier, 27 immigrants se sont noyés alors qu’ils traversaient dans l’un de ces bateaux pneumatiques précaires dans lesquels plus de 30 000 personnes essaient chaque année, au péril de leur vie car, depuis le Brexit, il est encore plus difficile de passer par les voies officielles ou en se faufilant par l’Eurotunnel. Ils paient 3 000 euros par tête à leurs passeurs, mais au-delà du trafic d’êtres humains, l’échec de la politique migratoire européenne que cela implique est clair. “Il est à craindre qu’après la Méditerranée, la Manche ne devienne un nouveau cimetière à ciel ouvert”, écrit Al-Doumy, qui a reçu le Visa d’or humanitaire du Comité international de la Croix-Rouge pour ce reportage.

SELENE MAGNOLIA | La fiancée avant le mariage dans le quartier de Stolipinovo de la ville bulgare de Plovdid, en juillet 2020
SELENE MAGNOLIA | La fiancée avant le mariage dans le quartier de Stolipinovo de la ville bulgare de Plovdid, en juillet 2020

La discrimination fondée sur l’origine ne se rencontre pas seulement en dehors de l’UE, car la communauté rom en est un exemple, notamment en Europe orientale. L’Italienne Selene Magnolia s’est immergée dans le quartier de Stolipinovo de la ville bulgare de Plovdiv, dans le centre du pays, où vivent 80 000 Roms d’origine turque. Depuis la chute du régime communiste, ses habitants ont perdu leur emploi en raison de la privatisation des entreprises et ont été isolés socialement. C’est pourquoi Magnolia l’appelle Zor. Dans le plus grand ghetto gitan d’Europe. Et les photos de l’Italienne reflètent cette misère, mais aussi les moments de fête avec des mariages impliquant toute la communauté. Pas besoin d’aller si loin car le Couvent des Minimes, où l’on peut voir l’exposition, se trouve à côté du quartier Sant Jaume des gitans de Perpignan, qui vivent aussi en marge du reste de la ville.

De l’autre côté de l’Atlantique, la Vénézuélienne Ana María Arévalo Gosen s’est intéressée à la population carcérale féminine de sa région dans Días eternos : Venezuela, El Salvador, Guatemala (2017-2022). “Rappelons que lorsqu’une femme est emprisonnée, ce n’est pas un individu qui souffre mais tout un réseau social”, reproduit la photographe d’une citation de l’anthropologue équatorienne Lisset Coba. “Au XXIe siècle, la chasse aux sorcières continue : les femmes exclues restent piégées”. Pour commencer, la photographe rappelle qu’au Venezuela, il n’existe pas de centres de détention spécifiques pour les femmes, ou qu’au Salvador, ceux-ci ont été conçus uniquement pour les hommes, sans séparation en fonction du crime ou de l’âge. Souvent, il n’y a pas d’espace réservé aux femmes et à leurs enfants et, de toute façon, lorsque les enfants ont entre trois et six ans, ils ne peuvent plus être avec elles. Face à ces conditions, elles finissent par tout partager avec les autres détenues et, sur leur propre corps, elles créent un espace de résistance avec leurs tatouages. Arévalo Gosen, qui vit actuellement à Bilbao, a remporté le Prix Camille Lepage l’année dernière avec ce reportage.

ANA MARÍA ARÉVALO GOSEN | Des détenues condamnées pour appartenance à un gang à Barrio 18, la prison pour femmes d'Ilopango, dans l'est de San Salvador, en mars 2021
ANA MARÍA ARÉVALO GOSEN | Des détenues condamnées pour appartenance à un gang à Barrio 18, la prison pour femmes d’Ilopango, dans l’est de San Salvador, en mars 2021

Du point de vue masculin, l’Italien Valerio Bispuri travaille également depuis dix ans sur le projet Encerrados dans des prisons sud-américaines. Dans ce Visa, il présente cependant le travail qu’il a commencé en 2018 en Zambie et au Kenya sur les malades mentaux, qui dans ces pays sont souvent associés aux démons, et qu’il a ensuite poursuivi au Bénin et au Togo, avec une pause pendant la pandémie dans une clinique psychiatrique italienne. En noir et blanc, il l’a baptisé Dans les chambres de l’esprit, dédié à ce qu’il appelle les personnes invisibles. “Avant de prendre une photo, j’attends, j’essaie de suivre le temps de la personne que j’ai en face de moi”, dit Bispuri. “Qui est cette personne ? Que ressent-elle ? Souffre-t-elle mentalement ?”.

Le doyen de cette édition est l’Américain Eugene Richards, ex Magnum et avec derrière lui dix-huit livres de photographies sur des personnages marginaux, les ravages de la drogue, les malades mentaux, le coût de la guerre ou le cancer d’une femme. Fouillant dans ses archives à la recherche de clichés qu’il n’avait encore jamais montrés, aussi en noir et blanc, il a construit En marge, qui est son regard personnel sur l’humanité depuis qu’il a commencé son travail à la fin des années 1960. Il est aujourd’hui âgé de 78 ans. “Il me semblait qu’à l’exception peut-être des photos de guerre, les images publiées étaient de moins en moins prises sur le vif, et de plus en plus souvent mises en scène, construites, en collaboration avec les sujets”, se plaint-il dans la présentation sur la manque de spontanéité dans le photojournalisme en ce moment, critiquant le mot collaboration.

Les pandémies et l’environnement

BRENT STIRTON/GETTY IMAGES/NATIONAL GEOGRAPHIC | À l'aide de filets répartis sur toute l'île, non loin de Brazzaville, capitale de la République démocratique du Congo, les chasseurs de chauves-souris capturent jusqu'à 150 par jour de ce mammifère pour les vendre sur les marchés
BRENT STIRTON/GETTY IMAGES/NATIONAL GEOGRAPHIC | À l’aide de filets répartis sur toute l’île, non loin de Brazzaville, capitale de la République démocratique du Congo, les chasseurs de chauves-souris capturent jusqu’à 150 par jour de ce mammifère pour les vendre sur les marchés

La pandémie du covid n’a pas encore complètement disparu, et ce qui a montré cette crise sanitaire mondiale, qui a bouleversé la société, c’est que la mondialisation annonce de nouveaux épisodes tout aussi dramatiques. Le Sud-Africain Brent Stirton (lauréat du Visa d’or Magazine 2022) est allé au cœur de catastrophes telles que celle que nous venons de vivre, et de là, il a produit Viande de brousse :  à l’origine des épidémies. Ce rapport est aussi affligeant que les guerres car il porte sur les maladies dites zoonotiques, lorsqu’un agent pathogène passe d’un animal sauvage à l’homme, comme ce fut probablement le cas pour le covid en Chine. La viande de brousse est très prisée dans les zones rurales d’Afrique car elle est considérée comme un produit plus sain, voire un produit de luxe. Les chasseurs le vendent sur les marchés les plus proches, où sa valeur triple. De là, il peut se retrouver dans la diaspora africaine en Europe ou sur le marché asiatique. L’épicentre du commerce mondial est le bassin du Congo, entre Kinshasa et Brazzaville, une mégalopole qui ne cesse de s’agrandir.

Stirton entre même dans des détails tels que “33 % de chauves-souris sont positifs au virus Ebola ou à d’autres fièvres hémorragiques virales”. Pour remplacer ces coutumes ancestrales, le photographe, qui a réalisé son projet conformément au programme de gestion durable de la faune sauvage de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’Alimentation et l’Agriculture), propose comme alternative l’élevage de larves de charançon ou “la nouvelle technologie révolutionnaire de viande ‘in vitro’, entièrement cultivée en laboratoire, qui  devrait être prochainement autorisée aux États-Unis et en Chine”. Tous ces éléments ne manqueront pas d’attirer l’attention dans l’exposition que le Sud-Africain a réalisée sous l’égide de Getty Images pour le magazine National Geographic.

GEORGE STEINMETZ | De petites têtes de requin sèchent à Noadibou, le plus grand port de Mauritanie, pour être exportées en différentes parties vers la Chine et le Nigeria
GEORGE STEINMETZ | De petites têtes de requin sèchent à Noadibou, le plus grand port de Mauritanie, pour être exportées en différentes parties vers la Chine et le Nigeria

Dans une autre dimension, mais aussi en attendant la disparition d’espèces due à l’action de l’homme, se trouve La Sixième Extinction, du Français Alain Ernoult. Dans sa présentation, il prévient que “sur les 8 millions d’espèces animales estimées sur la planète (dont 5,5 millions d’insectes), jusqu’à un million sont menacées d’extinction”. Il rappelle également que les océans sont des régulateurs climatiques majeurs et que la pollution du plancton entraîne l’asphyxie de la faune, ce qui a créé plus de 400 zones mortes marines dans le monde. Il ajoute que les grands mammifères (lions, éléphants, gorilles, etc.) sont des espèces d’ingénierie pour la biodiversité et, comme ils sont moins nombreux, ils sont aussi plus vulnérables. Pour sensibiliser et amortir la force de ces faits, Ernault explique que son “concept photographique est centré sur la transmission de l’émotion”.

Nous devons transmettre de l’émotion lorsque nous abordons ces questions afin de ne pas tomber dans le pessimisme le plus absolu. En l’occurrence, pour dénoncer la pêche industrielle et aveugle, George Steinmetz a recours à des images zénithales prises du ciel et, dernièrement, à l’aide de drones. Au cours des dix dernières années, il a produit Pêches mondiales dans neuf pays, en partie avec le soutien de National Geographic. Il a ainsi pu dresser le portrait de flottes internationales de grands navires usines, qui vident les stocks de poissons des mers. Selon des études scientifiques, le nombre de poissons capturés est inférieur de moitié aux chiffres officiels des Nations unies, car les pays déclarent eux-mêmes ces captures. Ainsi, en 1997, un pic de 130 millions de tonnes a été atteint. Depuis lors, il est tombé à 1,2 million par an. Un signe que les stocks de poissons sauvages sont en chute libre à cause de la surexploitation. 

“La prochaine fois que vous achèterez un produit de la mer, cherchez à savoir comment il est arrivé sur votre marché local et souvenez-vous que même les poissons et fruits de mer d’élevage, comme le saumon et les crevettes, dépendent de la pêche sauvage pour leur alimentation”, avertit Steinmetz du circuit de pêche pour compléter le tableau. Sur une note un peu plus optimiste, il rappelle qu’il a également découvert “des pêches raisonnées qui exploitent des espèces spécifiques de manière durable”.

MAÉVA BARDY/ FONDATION TARA OCÉAN | La goélette scientifique Tara navigue dans la mer de Weddell, en Antarctique oriental, pour prélever des échantillons de cet iceberg et étudier l'impact de sa fonte sur les microbiomes marins
MAÉVA BARDY/ FONDATION TARA OCÉAN | La goélette scientifique Tara navigue dans la mer de Weddell, en Antarctique oriental, pour prélever des échantillons de cet iceberg et étudier l’impact de sa fonte sur les microbiomes marins

L’UNESCO tente de contrecarrer cette surexploitation de l’environnement marin par le biais de la Décennie des Nations unies pour les sciences océaniques au service du développement durable (2021-2030). Le photographe sous-marin français Alexis Rosenfeld, qui a travaillé avec le commandant Cousteau, a lancé pour cela un projet d’exploration des fonds marins. Cela a donné lieu à un premier reportage, 1 Ocean, qui révèle les profondeurs les plus inconnues de la mer, aussi à travers des documentaires, “pour transformer les consciences d’aujourd’hui”.

À l’initiative de la société civile, Maéva Bardy, également française, a documenté l’expédition de la goélette Tara dans la mer de Wedell, à l’est de la péninsule Antarctique. La mission dite Microbiomes a pris le large fin 2020 avec pour objectif d’étudier pendant deux ans ces organismes microscopiques encore mal connus. L’une de ses destinations était l’Antarctique pour documenter à son tour la fonte des glaciers, sachant que l’océan austral est l’un des principaux puits de dioxyde de carbone émis par l’activité humaine. À cet égard, en mars dernier, on a eu des températures jamais enregistrées auparavant en Antarctique. 

L’exposition, réalisée avec la collaboration du Figaro Magazine, s’intitule Le douzième voyage de la goélette Tara et vise également à démontrer qu’il est possible de réaliser des expéditions “à bord de voiliers moins coûteux, avec moins d’impact environnemental, mais aussi avec une plus grande souplesse technique et logistique”, selon le journaliste Vincent Jolly. C’est ce que défend la Fondation Tara Océan, promue depuis 2003 par la créatrice de mode Agnès B., à l’image du mythique HMS Beagle de Darwin ou de l’Endurance de Shackleton.

Le nouveau monde heureux des pilules

PAOLO WOODS/ARNAUD ROBERT | Un vendeur ambulant en 2016 dans les rues d'Haïti amassant une tour de médicaments, un mélange de pilules fabriquées en Chine, de contrebande en provenance de la République dominicaine et de médicaments périmés provenant d'ONG
PAOLO WOODS/ARNAUD ROBERT | Un vendeur ambulant en 2016 dans les rues d’Haïti amassant une tour de médicaments, un mélange de pilules fabriquées en Chine, de contrebande en provenance de la République dominicaine et de médicaments périmés provenant d’ONG

Le paradis artificiel, pour échapper à toutes sortes de conflits planétaires et personnels, est aujourd’hui offert par l’industrie pharmaceutique. C’est ce que certifient le journaliste et cinéaste suisse Arnaud Robert et le photographe canadien Paolo Woods dans Happy Pills, qui est un voyage de cinq ans à travers le monde et les réseaux sociaux pour illustrer comment les produits pharmaceutiques ont remplacé la religion, la philosophie ou la politique. “C’est la métaphore la plus parfaite d’une société prométhéenne qui ne croit qu’en l’efficacité, la puissance, la jeunesse et la performance”, ironise le texte de présentation qui compare l’effet à Alice au pays des merveilles ou Matrix. Et il est vrai que les images que l’on peut voir ne cessent de surprendre. L’exposition est également divisée en un livre publié par Delpire & Co et un documentaire produit par Intermezzo/Arte/RtS. 

Un monde totalement différent est celui des filles qui apprennent le Coran par cœur dans des écoles spéciales. Il en existe des milliers en Turquie et Sabiha Çimen y a également étudié, avec sa sœur jumelle, à l’âge de douze ans. C’est de cette expérience qu’elle s’est inspirée pour créer Hafizas, le nom des écoles, qui reflète cet univers particulier issu d’une ancienne tradition où les gens ne savaient ni lire ni écrire et apprenaient les 6 236 versets du Coran de cette manière. Démarrée en 2017, la galerie d’images vise à montrer qu’elles “gardent elles aussi leurs rêves et le même esprit d’aventure que toutes les jeunes femmes de leur âge », comme l’explique Çimen elle-même. Elle vit entre Istanbul et New York, vient de signer avec Magnum et a obtenu la bourse Canon pour les femmes photojournalistes en 2020 pour mener à bien ce projet.

La subvention a été accordée l’année dernière à l’Américain Acacia Johnson pour la réalisation de Pilotes de brousse en Alaska, un reportage sur ces aviateurs qui, depuis les années 1920, font le transport dans la région arctique, où seulement 20% du territoire est accessible par la route. Avec le développement des avions électriques et des futurs drones qui remplaceront les tâches de courrier et de livraison de nourriture et de médicaments, Johnson a voulu préserver la mémoire visuelle de ces aviateurs et de leurs modèles, tels que le Piper Super Cube ou le De Havilland Beaver, qui ont été transmis de génération en génération. “La quasi-totalité de l’Alaska est fortement tributaire de l’aviation, tant pour le transport essentiel entre les communautés que pour accéder à des régions sauvages reculées”, écrit en guise d’hommage la photographe, originaire d’Anchorage.

FRANÇOISE HUGUIER/AGENCE VU' | Femme dans la salle de bain d'un appartement communal, <em>kommunalka</em>, de Saint-Pétersbourg, en 2007
FRANÇOISE HUGUIER/AGENCE VU’ | Femme dans la salle de bain d’un appartement communal, kommunalka, de Saint-Pétersbourg, en 2007

Rien de tel, après un parcours photographique aussi chargé et ténébreux que celui-ci, que de le clore par l’exposition la plus intemporelle ‘Tout’ en retrait, de Françoise Huguier, de l’agence Vu’. Collaboratrice régulière du quotidien Libération sur toutes sortes de thèmes sociétales et culturels dans le monde, elle a une approche des protagonistes d’une grande humilité, comme le décrit dans la présentation le critique cinématographique et littéraire Gérard Lefort : “Depuis plus de quarante ans, la photographe Françoise Huguier œuvre à ce retrait discret qui n’est pas une retraite… Elle est la locataire solitaire de cette chambre noire où elle fomente ses images lumineuses… Dans les coulisses d’un défilé de mode, dans les limbes de l’Afrique fantôme, dans les soutes de la Sibérie, dans les placards des derniers appartements communautaires de Saint-Pétersbourg ou dans les arrière-boutiques de la société coréenne”. Et Lefort de conclure : “C’est peut être quand elle est au plus proche d’un modèle autobiographique que Huguier s’en éloigne le plus », comme un paradoxe pour, en fait, formuler ce qui serait son propre autoportrait. 

Avec un texte aussi lyrique, il ne reste plus qu’à rappeler qu’il y a aussi l’exposition annuelle Presse quotidienne internationale, avec une vingtaine de photographes du monde entier. La moitié d’entre eux reflètent également la guerre en Ukraine sur le terrain : Lynsey Addario pour The New York Times ; Asger Ladefoged pour Berlingske ; Heidi Levine pour The Washington Post ; Dominic Nash pour Neue Zürcher Zeitung ; Mads Nissen pour Politiken ; Philippe de Poolpiquet pour Le Parisien ; Chloé Sharrock pour Le Monde ; Adrienne Surprenant pour Les Jours. fr ; Rafael Yaghobzadeh pour Libération ; et un reportage sur les réfugiés ukrainiens dans l’Aveyron par José A. Torres pour Centre Presse.

De son côté, Ferran Nadeu d’El Periódico de Catalunya expose l’expulsion, quatre jours avant Noël 2021 et en plein nouvel enfermement par covid, de Carlos et de sa mère de 72 ans d’un appartement du quartier de l’Eixample à Barcelone appartenant à un fonds bancaire. Tandis que notre collègue Cristóbal Castro, pour le site El Món Terrassa, expose cinq photographies de la campagne de vaccination, des EHPAD aux adolescents et aux enfants. Enfin, le Visa d’or d’honneur du Figaro Magazine a été décerné au photojournaliste français chevronné Alain Keler (Clermont-Ferrand, 1945)

MADS NISSEN/POLITIKEN | Mads Nissen a remporté le Visa d'or de la Presse Quotidianne avec cette photographie pour le journal danois Politiken : L'Ukrainienne Oksana Gonishuk et ses deux filles Any, 9 ans, et Illa, 13 ans, disent adieu à son mari et père Yevgeni Gonishuk à la gare de Lviv, où elles se rendront en Pologne, après avoir dû quitter Kharkov pour la guerre et avant que Yevgeni ne parte au front
MADS NISSEN/POLITIKEN | Mads Nissen a remporté le Visa d’or de la Presse Quotidianne avec cette photographie pour le journal danois Politiken : L’Ukrainienne Oksana Gonishuk et ses deux filles Any, 9 ans, et Illa, 13 ans, disent adieu à son mari et père Yevgeni Gonishuk à la gare de Lviv, où elles se rendront en Pologne, après avoir dû quitter Kharkov pour la guerre et avant que Yevgeni ne parte au front

Visa pour l’Image 2022 : expositions en accès libre à Perpignan du 27 août au 11 septembre. Du 12 au 16 et du 19 au 23 septembre, les expositions resteront ouvertes, avec une priorité pour les groupes scolaires. A l’Esplanade de la Villette à Paris, du 16 septembre au 30 octobre, avec deux projections les 23 et 24 septembre à 20h. En ligne, la plupart des expositions du 27 août au 30 septembre www.visapourlimage.com 

 

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