Germaine Gargallo et les peintres catalans de Montmartre

METROPOLITAIN MUSEUM OF ART NEW YORK | Le tableau <em>Au Lapin Agile</em> de 1905, dans lequel Pablo Picasso s'illustre lui-même en arlequin aux côtés de sa muse Germaine Gargallo et qui est interprété comme l'adieu à une époque de Montmartre
METROPOLITAIN MUSEUM OF ART NEW YORK | Le tableau Au Lapin Agile de 1905, dans lequel Pablo Picasso s’illustre lui-même en arlequin aux côtés de sa muse Germaine Gargallo et qui est interprété comme l’adieu à une époque de Montmartre

ABEL CUTILLAS. Germaine Gargallo est une figure de l’ombre de l’époque où la butte Montmartre et les artistes catalans qui y habitaient vivaient dans l’obscurité, littéralement. L’obscurité de la faim, du crime, de la misère et de la prostitution. Les folles années du tournant du siècle. Germaine Gargallo (1880-1948) est la femme qui occupa les pensées de Carles Casagemas, pensées qui le conduiront au suicide, la maîtresse de Manolo Hugué, l’amante et le modèle des tableaux les plus décharnés du premier Picasso à Paris et, enfin, l’épouse de Ramon Pichot. La muse bleue et rose des peintres de Montmartre, où la bohème a vécu son dernier souffle, avant de mourir de faim, et où a commencé l’explosion artistique qui allait changer le monde de l’art à jamais, avec Picasso en tête.

Le chemin de l’ombre à la lumière est la trajectoire métaphysique de la race humaine. C’est une voie que tout le monde ne peut pas emprunter, et ceux qui le font savent qu’ils devront laisser derrière eux des personnes, piégées du côté obscur, des personnes qui resteront dans son intérieur, comme le négatif d’une photographie, et qu’il faudra en quelque sorte exorciser. Picasso est l’animal exemplaire dans cette violence symbolique. De la misère partagée dans les entrailles du Bateau-Lavoir avec des artistes ratés au luxe solaire de Paris et à la gloire mondiale, il dessine la trajectoire idéale de l’artiste à succès qui a laissé une traînée de cadavres. Parmi les abandonnés, il y a le suicidaire Casagemas, dont Picasso tirera toute son époque bleue, le rejeté Pichot, qui avait été l’un de ses amis, un guide et un point d’appui décisif dans les très dures premières années parisiennes et, surtout, Germaine, un amour perdu, une représentation physique du temps de la misère et souvenir vivant du temps des difficultés et du bonheur, avant que les jours bleus ne deviennent roses puis dorés, une cage d’or et de brillants.

Le livre de Cristina Masanés

ARCHIVE | Germaine Gargallo, au début du XXème siècle
ARCHIVE | Germaine Gargallo, au début du XXème siècle

Mais qui est Germaine Gargallo ? Pour simplifier, nous l’avons traitée de muse, mais ce terme ne l’explique pas, pas plus qu’il ne sert à expliquer le monde dans lequel elle règne, le Montmartre de la bohème artistique, des vies et des morts extrêmes. Elle règne à sa manière, bien sûr, en étant amante, en étant modèle, en étant le motif passionnel de la mort de Casagemas, en étant la femme fatale de tous les hommes fatals qui veulent la posséder, et Picasso est l’un des plus fatals de tous, sans aucun doute. Elle sera aussi, bien plus, l’épouse de Ramon Pichot, le fondateur de La Maison Rose, institution centenaire du quartier, la femme qui conserve dans sa mémoire et dans les blessures de son corps, dans l’infection qui l’emportera dans la tombe, l’histoire du vieux Montmartre où se mêlaient l’art, le crime, l’amour libre et ce qu’on payait.

Mais Germaine reste dans l’ombre. Peut-être la femme la plus inconnue de Picasso. C’est probablement à cause de lui qu’il garde le secret, probablement par culpabilité. John Richardson, le grand biographe du peintre, l’avait déjà présentée en société, mais c’est grâce au livre de Cristina Masanés : Germaine Gargallo. Cos, pintura i error (Corps, peinture et erreur ; en catalan à Llibres del Segle, 2014), qu’un peu de lumière tombe sur elle, et le reflet que la lumière provoque en Germaine est vraiment spectaculaire, elle est bleue et elle est noire aussi, elle a la couleur de l’époque glorieuse de Montmartre, pour le meilleur et pour le pire.

ARCHIVE | Couverture du livre Germaine Gargallo. Cos, pintura i error, de Cristina Masanés, dans lequel l'auteur met en lumière la figure de celle qui allait croiser à Paris tous les peintres catalans du début du siècle
ARCHIVE | Couverture du livre Germaine Gargallo. Cos, pintura i error, de Cristina Masanés, dans lequel l’auteur met en lumière la figure de celle qui allait croiser à Paris tous les peintres catalans du début du siècle

La beauté du livre de Masanés est qu’il n’abandonne pas Germaine en même temps que Picasso, ou que Picasso est abandonné par elle, comme le fera Richardson, mais qu’il suit tout son parcours de vie, et tout l’environnement du Montmartre changeant, qui avance avec le siècle. Masanés présente le drame et la tragédie d’une femme qui survit aux années de bohème, qui est un témoin vivant, une survivante, littéralement, car Casagemas, au moment de se suicider, tente de la tuer. Elle nous raconte comment il trouve en Pichot un compagnon stable et la raison de changer sa vie. C’est Pichot qui a acheté La Maison Rose et en a fait son atelier à l’étage et un petit restaurant au rez-de-chaussée, où Germaine cuisinera et servira les repas. La future Maison Rose, plutôt, car c’est un autre peintre catalan, l’un des pionniers à Montmartre, Santiago Rusiñol, qui encouragera Germaine à peindre les murs de l’immeuble de la couleur qui lui donne encore aujourd’hui son nom. 

C’est à La Maison Rose que Picasso la retrouvera trente ans plus tard, lui plein de gloire et d’argent, elle pleine de maladie et d’empêchements. Cherchant à se faire pardonner, on suppose, il l’aidera financièrement, paiera ses vacances, lui écrira et retrouvera les derniers vestiges de cet amour de jeunesse qui lui était si cher et qui n’a peut-être pas reçu l’attention qu’il mérite de la part des picassiens. Germaine est quelque peu éclipsée par la présence de Fernande, la compagne officielle du Picasso pré-cubiste, celle qui a aussi raconté l’histoire des années du Bateau-Lavoir, une histoire dans laquelle, dans la voix de Fernande, Germaine ne peut avoir trop de présence. Maintenant, nous avons les peintures. Le magnifique Au Lapin Agile (1905), dans lequel Picasso apparaît habillé en arlequin à côté de Germaine mais séparé d’elle, et que Masanés lit comme un adieu du peintre à sa muse bleue, nous donne un indice assez cohérent de l’importance que Germaine a eue dans ces années de souffrance et de joie dont le peintre se souviendra toujours comme des années de plénitude et de vie authentique.

De Picasso à Pichot 

COOKHEURE | La célèbre Maison Rose de Montmartre dans l’actualité, peinte avec cette couleur par Germaine Gargallo
COOKHEURE | La célèbre Maison Rose de Montmartre dans l’actualité, peinte avec cette couleur par Germaine Gargallo

Mais comme nous l’avons dit, Germaine ne s’arrête pas là. La relation avec Pichot la placera dans le monde après Picasso, à Montmartre et en Catalogne, car c’est Pichot qui ouvre en quelque sorte la voie de l’art à Salvador Dalí et Pichot est aussi celui qui ouvre Cadaqués et son environnement naturel aux artistes du XXe siècle. Les images de Germaine à Cadaqués, ainsi que toute la famille Pichot, l’une des principales familles de l’aristocratie culturelle du pays, nous relient au monde de Dalí, le monde qui viendra après celui de Picasso, en Catalogne et à Paris. Dans ce monde, avec l’aide de Pichot, Germaine sera également présente.

Rusiñol, Nonell, Casagemas, Manolo, Picasso, Pichot, Dalí… la liste des noms qui, d’une manière ou d’une autre, peuvent être liés à Germaine Gargallo est immense. Le livre de Cristina Masanés rend justice au personnage et à la personne, ainsi qu’à ce Montmartre dans lequel les peintres catalans ont trouvé refuge alors qu’ils ne savaient pas encore qu’ils seraient si grands. On a l’image que les artistes catalans sont allés à Paris pour faire fortune et chercher la reconnaissance, et ce fut le cas, mais le lieu qui les a accueillis n’était pas la capitale de l’art, mais l’un de ses zones les plus inhospitaliers, difficiles et pleines de matière vivante. Toute une préhistoire de l’art est contenue dans les ruelles de la butte et Germaine Gargallo est l’une des pièces centrales de cette mosaïque, une Vénus antique qui nous apparaît du sous-sol, émergeant de la boue et des ruines de Montmartre, la petite colline qui domine Paris, à une heure de marche de la Seine, où nos meilleurs peintres ont fait leurs premiers pas, l’ont aimée, sont morts pour elle et ont essayé de l’oublier.

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