VICENÇ BATALLA. Du Festival de Cannes au Festival d’Avignon en moins de deux mois, le Russe Kirill Serebrennikov a été l’auteur chargé d’ouvrir ces deux prestigieux rendez-vous en Provence ce 2022. Au cinéma en compétition avec La Femme de Tchaïkovski, sortie en France le 15 février 2023, et dans la Cour d’honneur du Palais des papes à Avignon avec Le Moine noir, une nouvelle méconnue de 1893 de Tchekhov qui sonde l’âme sombre mais fertile d’un artiste comme cela pourrait l’être Serebrennikov. Malgré lui, il est devenu la cible à la fois d’une chasse aux sorcières de la part du régime de Poutine (assignation à résidence de deux ans jusqu’en 2019, puis interdiction de quitter la Russie jusqu’au début de cette année pour des malversations présumées en tant que directeur du Gogol Center à Moscou) et de producteurs et cinéastes ukrainiens qui appellent au boycott de ses œuvres en raison de l’invasion du pays par la Russie.
Ses détracteurs soulignent que ses films et pièces de théâtre ont été financés par des oligarques tels que Roman Abramovitch (qui l’aurait aidé à s’exiler), et il a déjà dû s’en défendre lors d’une conférence de presse à Cannes qui ressemblait plus à un tribunal qu’à une rencontre journalistique sur son film. Ces dernières semaines, d’ailleurs, la presse française, à commencer par Le Monde, lui a consacré un espace généreux et des interviews, mais a également remis en question son affirmation selon laquelle « cette guerre est encore plus terrible pour la Russie que pour l’Ukraine », dans le sens où « les fusées russes détruisent les villes ukrainiennes, mais l’esprit des Ukrainiens se renforce alors que celui des Russes c’est l’inverse ».
En tant que dissident vivant à Berlin depuis la fin du mois de mars, ses propos doivent être interprétés comme le tourment de quelqu’un qui voit toute l’intelligence culturelle de son pays s’effondrer aux mains d’un satrape comme Poutine et, par ricochet, son incapacité personnelle à mettre fin aux tueries sur le territoire ukrainien. En fait, Serebrennikov est né il y a 52 ans à Rostov-sur-le-Don, près de la frontière, d’une mère ukrainienne. Lui appliquer la culture de l’annulation revient à condamner tout citoyen russe à l’impossibilité de s’exprimer, même lorsqu’il critique le pouvoir. Et de ne pas le laisser travailler pour montrer qu’il est possible de proposer une récit différent à l’officiel.
Le directeur du Festival d’Avignon, Olivier Py, qui a programmé Le Moine noir deux ans à l’avance, a même reçu des menaces de mort pour l’avoir maintenu à l’affiche. Dans ces conditions, la version prolongée au Palais des papes, en relation à la première en janvier dernier au Thalia Theater de Hambourg, constituait un défi majeur pour celui qui, jusqu’à récemment, était contraint de diriger à distance ses pièces de théâtre et ses productions d’opéra sur diverses scènes européennes (les films de compétition Leto, en 2017, et La Fièvre de Petrov, en 2021, non plus n’a pas pu les présenter en personne à Cannes). Une fois de plus, la presse de référence française a été très sévère dans sa critique de ce Moine noir de deux heures et demie, avec quatre points de vue différents (le paysan Péssôtski ; sa fille Tania ; le protagoniste artiste-écrivain Andrei Kovrine ; et le moine qui apparaît à ce dernier dans ses hallucinations) parce qu’elle considère que la fin mystique avec un chapelet de moines chantant et dansant est confuse et, surtout, excessive.
Le public, en revanche, a adoré ce dédoublement du protagoniste en trois acteurs différents (Filipo Avdeev, Odin Biron – le Tchaïkovski homosexuel du film – et Mirco Kreibich ; mélangeant l’allemand, l’anglais et le russe) et, bien qu’il puisse se perdre à la fin avec les élucubrations sur le fait qu’un artiste aie le droit ou non de rendre les autres malheureux au nom de sa liberté créative, le résultat est d’une force physique et visuelle au-dessus de ce que nous avons vu en d’autres occasions dans cet espace central de la cité papale. Bien que parfois certainement excessif, Serebrennikov, comme son Krovine, se donne à fond dans chacun de ses multiples projets. Et ce serait une erreur d’en faire un simple objet de curiosité politique.
Portant son habituelle casquette noire, ses lunettes de soleil et sa tenue décontractée, nous avons pu nous entretenir brièvement avec lui le jour même de l’inauguration de l’œuvre au Palais des papes (le 7 juillet). Une conversation rapide, mais qui démontre sa volonté de ne se cacher de personne.
Quelle est la différence entre la mise en scène à distance de Outside (une pièce dont nous avons parlé dans une chronique en catalan en 2019), en raison de l’assignation à résidence à Moscou, et maintenant ici à Avignon en personne pour Le Moine noir ?
« Évidemment, c’est mieux d’être ici mais, aujourd’hui, j’ai aussi le trac ! Parce que quand tu dois rester à la maison, tu sais que l’équipe joue quelque part mais tu laisses faire et tu te sens plus calme ».
Y a-t-il beaucoup de changements entre la pièce présentée en janvier à Hambourg et celle que nous verrons ce soir au Palais des papes ?
« Il y a beaucoup de changements car il y a deux fois plus de participants, acteurs, danseurs et chanteurs. La cour est différente… Parce que au Thalia Theater, la scène fait dix mètres et, ici, elle en fait 35 !”.
N’avez-vous pas peur du mistral, qui souffle très fort ?
« Hier, nous avons déjà fait la répétition générale sous le mistral. C’est une sacrée expérience… Nous essayons de faire en sorte que ce vent devienne une partie intégrante du spectacle”.
En lisant les chroniques et les interviews sur Le Moine noir, on sent une lecture contemporaine de ce conte de Tchekhov, qui transpose le protagoniste, Andreï Krovine, dans le monde d’aujourd’hui…
« C’est clair, c’est comme s’ils étaient nos contemporains. Je ne peux parler du 19e ou du début du 20e siècle qu’en fonction de ce que je connais moi-même”.
Vous identifiez-vous aussi à ce protagoniste ?
« C’est un peu plus compliqué que ça. Mais, évidemment, il y a certaines pensées, mes sentiments, que je mets là-dedans. Comme avec d’autres personnages de la pièce”.
Vous-même, dans votre situation, vous sentez-vous mal à l’aise après avoir quitté Moscou ayant subi des années de persécution par le système judiciaire russe et, maintenant, avec des gens qui appellent au boycott de vos films et pièces de théâtre à cause de la guerre en Ukraine ?
« Je ne pense pas, je travaille. Il y a beaucoup de réflexions et j’entends beaucoup de voix autour de moi : il y a ceux qui vous disent que vous êtes un génie et d’autres qui vous disent ‘crève, ordure’. Je finirais par devenir exactement comme Krovine. Si vous ne voulez pas finir fou, vous devez moins écouter les voix intérieures et extérieures ».
Êtes-vous prêts à reprendre le tournage de Limonov (basé sur le livre d’Emmanuel Carrère sur cet écrivain, militant et fondateur du Parti national bolchevique, décédé il y a deux ans) en Lettonie, après l’interruption en mars à Moscou ?
« Oui, nous sommes en plein processus. Nous espérons pouvoir terminer le film à partir d’août ».
Et quand Lohengrin de Wagner sera-t-il mis en scène à l’Opéra de Paris ?
« Je commencerai les répétitions en août 2023. À l’opéra, tout doit être conçu avant que nous travaillions physiquement sur le spectacle. J’ai dû concevoir la scénographie lorsque je jouais ‘Der Freischütz’ (Le Franc-tireur, Carl Maria Von Weber, 1821) à l’Opéra d’Amsterdam. C’est un autre genre de folie. Je dois présenter un spectacle qui se fera dans un an et demi ! ».
Quand La Femme de Tchaïkovski sortira dans les salles françaises ?
“À la rentrée… ».
* L’enregistrement du Moine noir est disponible sur arte.tv jusqu’au 8 juillet 2023
KIRILL SEREBRENNIKOV À AVIGNON
Les Idiots (2015), version du film de Lars Von Trier de 1998 en le situant en Russie
Les Âmes mortes (2016), de Nicolas Gogol
Outside (2017), sur le photographe et poète chinois Ren Hang, qui s’est suicidé en février 2017, peu avant son 30e anniversaire
Le Moine noir (2022), d’Anton Tchekhov
KIRILL SEREBRENNIKOV À CANNES
Le Disciple (Un certain regard, 2016)
Leto (en compétition, 2017)
La Fièvre de Petrov (en compétition, 2021)
La Femme de Tchaïkovski (en compétition, 2022)
Toutes les chroniques du Festival d’Avignon 2022
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