Éric Bouvet : “La photo est une preuve ; elle reste, elle dénonce, elle démontre”

ÉRIC BOUVET | Image d'un Kaboul en ruines lors de l'intervention américaine d'octobre 2001, une des photos de l'exposition <em>Éric Bouvet 1981-2021 : 40 ans de photographie - Hors Cadres</em> au Visa pour l'image 2021
ÉRIC BOUVET | Image d’un Kaboul en ruines lors de l’intervention américaine d’octobre 2001, une des photos de l’exposition Éric Bouvet 1981-2021 : 40 ans de photographie – Hors Cadres au Visa pour l’image 2021

VICENÇ BATALLA. On a utilisé les propos du photojournaliste Éric Bouvet (Paris, 1961) recueillis dans son exposition pour finir l’article général sur le Visa pour l’image 2021 de Perpignan (28 août-26 septembre). Et compte tenu qu’il présentait son impressionnant travail des conflits qui ont secoué le monde les dernières quatre décennies dans Éric Bouvet 1981-2021 : 40 ans de photographie – Hors Cadres, c’était opportun de pouvoir dialoguer avec lui pendant la première semaine du festival à partir de ses photographies sur les murs qui se télescopaient avec l’actualité la plus brûlante. En évidence, le retour des talibans au pouvoir en Afghanistan. Un sujet obligé à aborder vu que le photographe y a pris des images depuis l’époque de l’occupation soviétique.

Même pas avec le temps de monter une exposition sur les récents événements dans le pays, l’Afghanistan a pris une proéminence dans les débats et les projections du rendez-vous perpignanais. Mais le parcours de Bouvet est très large et comprend presque tous les coins de la planète et les moments clés des conflits. Ce que donne témoin la soixantaine des photos de l’exposition d’une carrière qui commença en 1981 à l’historique agence Gamma, mais qui dès 1990 a emprunté le chemin du correspondant free-lance.

En fait, le photojournaliste avait participé déjà au premier Visa pour l’image de 1989 avec son reportage exclusif sur les funérailles de Khomeini en Iran (et pour lequel obtiendra le World Press Photo News l’année suivante ; à part de se faire tabasser par les Gardiens de la Révolution pour avoir pris nue la dépouille de l’ayatollah suprême). Son travail en Tchétchénie, d’autre côté, lui a valu en 2000 le Visa d’or News et le Prix Bayeux Calvados des correspondants de guerre. En 2012, il renouvellera avec le Visa d’or News pour son reportage en Libye sur la chute de Kadhafi. Et, en 2014, sera lauréat du britannique Prix Frontline Club pour ses images de la bataille de Kiev, sur la place Maïdan. Le Polka Magazine français, d’ailleurs, l’a couronné en 2020 photographe de l’année. Depuis vingt ans, enfin, il anime des ateliers aux Rencontres d’Arles, ainsi que dans d’autres pays européens. Donc, la conversation avec lui pouvait devenir inépuisable, et elle nous a réservé une surprise à la fin sur les difficultés de la profession.

VICENÇ BATALLA | Éric Bouvet, devant l'une des photographies de son exposition au Visa pour l'image à Perpignan, début septembre
VICENÇ BATALLA | Éric Bouvet, devant l’une des photographies de son exposition au Visa pour l’image à Perpignan, début septembre

Quelle impression avez-vous même de cette rétrospective si frappante, parce que en plus cela s’enchaîne toujours avec des conflits dans l’actualité ? On dirait que c’est une histoire sans fin et cyclique.

“En général, on dit que l’histoire se répète. Mais c’est souvent vrai. On a l’impression qu’on laisse faire par fatalité ou qu’on l’accepte. Franchement, cette nouvelle génération qui se bat contre le climat, qui prend acte quand même de tout ce que ma génération, la génération de mes papas, des trente glorieux, de tout ce qu’on a pu polluer, de tout le mal que l’épopée industrielle a fait, heureusement qu’elle est là ! J’ai confiance en l’homme et en l’humanité. Je sais qu’il y a beaucoup de dérives. Le mal est là, il est partout. Mais je suis très fier que mes enfants fassent partie de cette nouvelle génération, qu’ils prennent conscience qu’il faut renverser la vapeur, qu’il faut arrêter les conneries parce que la Terre part en vrille”.

En plus, les premières victimes ce sont les populations qui souffrent déjà. En Occident, on peut toujours déménager mais pas là-bas et, quand ils le font, c’est un calvaire pour eux…

“C’est vrai. C’est toujours les malheureux qui paient. De toute façon, c’est comme dans les guerres, à part si les soldats sont blessés ou morts. Ceux qui vivent presque le mieux ce sont les combattants. Ceux qui subissent le courrier demandé ce sont les civils. Ce sont toujours eux les malheureux. Oui, il y a une forme d’injustice quasi permanente. C’est toujours la loi du plus fort qui fonctionne. Qu’elle soit économique, ou qu’elle soit par la violence”.

Le boomerang de l’Afghanistan

VICENÇ BATALLA | Image de l'entretien avec le photojournaliste australien Andrew Quilty, qui a suivi depuis Kaboul la montée au pouvoir des talibans pour l'agence VU/<em>Le Monde</em>, et qui a été diffusé lors d'une des projections de Visa pour l'image 2021
VICENÇ BATALLA | Image de l’entretien avec le photojournaliste australien Andrew Quilty, qui a suivi depuis Kaboul la montée au pouvoir des talibans pour l’agence VU/Le Monde, et qui a été diffusé lors d’une des projections de Visa pour l’image 2021

Vous étiez déjà allé dans les années quatre-vingt en Afghanistan, et vous y êtes retourné une douzaine des fois. Est-ce que vous vous imaginiez que cette histoire aller revenir comme un boomerang en 2021 ?

“Non. J’adore la géopolitique, j’adore l’histoire, la géographie. L’Afghanistan, évidemment, je l’ai suivi même de loin. Mais, là, que les talibans soient revenus aussi vite ! J’étais persuadé il y a quelques années qu’ils allaient disparaître, qu’ils étaient finis. Et, en fait, ils sont revenus et ils ont pris Kaboul si rapidement ! Quelle mauvaise surprise !… Je suis très surpris par ce retournement de situation que je n’ai pas vu venir. Je suis peiné pour les civils. Encore une fois, pour tous ces pauvres gens qui ont eu un sens de la liberté depuis vingt ans. La liberté à l’afghane, puisqu’on est dans un pays musulman assez rude. Je suis peiné du fait que toutes ces personnes qui ont pu avoir un emploi, une éducation, une culture, comme ces gens qui ont travaillé pour la justice, avocats ou juges, toutes ces femmes qui sont devenues chirurgiennes, docteurs, bibliothécaires… Parce que les occidentaux étaient là, et parce qu’on a injecté énormément d’argent. Et tout ça s’écoule. Tous ces gens vont être obligés de se cacher. Tous ces gens qui ont eu un travail administratif ou culturel, c’est fini pour eux. On sait très bien que la délation marche à fond dans ces cas-là, quel que soit le pays. Quelle horreur ! J’écoutais encore hier soir des interviews des Afghans qui sont sur place. C’est effrayant !”.

C’est un échec d’Occident ?

“Oui, mais je ne veux pas trop aller sur cette voie-là. Parce que je ne suis pas économiste, je ne suis pas politologue. Tout ce que je peux constater, effectivement, c’est qu’on a dépensé énormément d’argent pour presque rien, entre guillemets. Mais qu’importe ! Ce qui nous dérange, encore une fois, c’est tout ces gens qui aspirent à vivre normalement et qui vont retomber dans le chaos, dans le Moyen Age. On se rend pas compte, franchement !”.

Et, après, il y a tout type de discours en Occident au niveau des réfugiés. Il y a des gens qui sont très solidaires, mais il y a aussi un discours anti-immigration. On est à Perpignan, avec un maire (Louis Aliot) qui vient du Rassemblement National, lequel a un discours contre.

“J’évite, en général, de parler de politique parce que ce n’est pas mon rôle non plus. J’ai mes idées, bien entendu, mais ce n’est pas mon rôle de parler de ces questions. Ce que je sais c’est que, effectivement, j’ai beaucoup travaillé sur les migrants, beaucoup travaillé sur tous ces pays en conflit avec tous ces malheureux. Et tout ce que je sais, et je parle de la France parce que c’est le pays que je connais le mieux, la France de tous les temps a accueilli des exilés. Même ce pays est fait de multi-racines. Les gens viennent de partout. C’était déjà les cas à l’époque d’Hugues Capet (roi des Francs, 939-941). C’est vrai qu’il a eu des invasions, mais il y avait des gens qui venaient de tout bord. Il y a une mixité qui est assez énorme en France, on ne s’en rend pas compte. C’est un pays qui est riche parce que, justement, on a une mixité extraordinaire… Et, quand il y a eu cette histoire des bateaux (de l’ONG Open Arms dans la Méditerranée) qui ramenaient des migrants il y a deux ans, et que personne n’en voulait parce qu’il y avait deux-cents personnes à bord ! Mais quelle honte ! Que ce soit pour l’Espagne, l’Italie, la France, pour tous ces pays limitrophes. Deux-cents personnes ! En France, on est soixante-dix millions ! Et en Italie ou en Espagne on en n’est pas loin. C’est ridicule !”.

Ce sont des calculs politiques…

“Mais ce sont que des effets de manche, quoi ! Oui, c’est pour gagner quelques voix… S’il y avait des millions de personnes qui arrivaient, je pourrais comprendre de se demander comment on va le gérer… Mais regardez le Liban !  D’après ce que j’ai pu lire, ils étaient il y a deux ans presque à un tiers de leur population avec des réfugiés syriens ! Et ce n’est pas un pays stable économiquement. Bien, la crise peut-être est due à cause de ça, et aussi parce qu’ils sont incapables de gérer la situation à cause de la corruption. Même s’il faut balayer dans sa porte avant de regarder les autres pays…”.

La trace des victimes et le besoin de témoigner

ÉRIC BOUVET : Deux femmes palestiniennes se saluent à travers les barbelés à Dhaira, à la frontière libano-israélienne, en mai 2000, après 22 ans d'occupation israélienne du Sud-Liban
ÉRIC BOUVET : Deux femmes palestiniennes se saluent à travers les barbelés à Dhaira, à la frontière libano-israélienne, en mai 2000, après 22 ans d’occupation israélienne du Sud-Liban

Pour revenir à l’exposition et à votre parcours, la première photo de 1985 est déjà très dure avec cette histoire en Colombie d’une fillette, Omayra, qu’on essaye de sauver des décombres du volcan Nevado del Ruiz et sur laquelle on lit que finalement n’a pas survécu. C’était déjà une première preuve pour vous sur qu’est-ce que ça allait donner votre métier. Comment est-ce que vous avez fait pour surmonter toutes ces épreuves qu’on croise ?

“C’est dur. C’est dur de vivre un petit peu avec tout ça. Moralement, ce n’est pas toujours facile. Il y a une question qui me vient souvent à l’esprit et c’est que sont-ils devenus, tous ces gens, tous ces malheureux que j’ai laissé derrière moi. C’est une question qui me revient régulièrement. Et c’est un métier qui est compliqué. Parfois, on me dit qu’on a de la chance parce qu’on vit de notre passion. Et je leur réponds que je ne suis pas en train de jouer aux cartes ou de faire un sport. Ce n’est pas une passion, c’est un engagement total. C’est l’engagement d’une vie. On se donne cœur et âme là-dedans. Mentalement, on est très touché. Psychologiquement, on traîne des traumatismes. Physiquement, il y a ceux qui ont été blessés, et ceux qui ont été tués aussi. Ceux qui ont subi dans leurs corps des blessures ou ceux qui sont revenus avec des parasites. C’est un métier qui est rude. Après, on est pas obligés d’y aller. Et on n’est pas à plaindre. Personne ne nous a obligés à le faire. Et encore une fois, ce métier c’est un métier comme un autre. Je veux dire que ce qui est important c’est pas le ‘nous’. L’important c’est ce qu’on ramène, ce qu’on dénonce, ce qu’on voit sur place. Ce sont les faits, les histoires qui vont témoigner de ce qui se passe, et qui vont rester dans l’histoire avec une grande H. Ces images elles restent dans l’histoire”.

Elles ne sont plus à vous, elles appartiennent déjà aux gens qui les regardent…

“Qu’elles soient à moi ou pas, c’est pas grave. Ce que je veux dire c’est qu’on vit l’histoire contemporaine. Ces photos de la Tchétchénie ou du Mur de Berlin, ou d’autres, sont dans les livres d’histoire. Pendant la période romaine et grecque, on racontait en faisant des mosaïques sur des vases. Et, après, il y a eu la peinture pour illustrer l’histoire. Aujourd’hui, c’est la photo. Et c’est du sérieux. Maintenant, il y a des logiciels qui peuvent analyser les photos pour voir si elles ont été retouchées. Donc, la photo est une preuve. Elle reste, elle est là. Elle dénonce, elle démontre. Et surtout, en plus du fait de l’histoire, elle est là pour que les gens se questionnent, pour perturber les gens. On n’est pas en train de photographier une plage avec un coucher de soleil pour que les gens le trouvent beau. On est là pour que les gens s’arrêtent et qu’il se disent qu’est-ce qu’il se passe ! Pourquoi en est-il arrivé là ? Comment on a pu laisser faire ça ? Qu’est-ce qu’on peut faire, maintenant ? Évidemment que la plupart des gens n’en feront rien, mais au moins ils savent. Et, pour moi, le savoir c’est la base de la société. La culture et l’éducation c’est tout ce qui pourra nous sauver. C’est l’antithèse de la violence et des extrémistes. Avec cela, on peut construire des socles. Et on ne pourra pas dire qu’on ne savait pas. En 1939, quand la guerre est arrivée, les pays occidentaux (sur les camps de concentration nazis) disaient qu’on ne savait pas. Il y a eu quand même La Nuit de cristal, il y avait les SS qui faisaient déjà du sale boulot. Mais, effectivement, il n’y avait pas les médias d’aujourd’hui. Aujourd’hui, quoi qui se passe, on le sait !”.

Il y a même des gens qui prennent des images cruciales avec leur téléphone portable…

“Bien sûr ! Et, heureusement, que tout cette technologie existe aujourd’hui. Parce que moi, aujourd’hui, je ne peux pas aller en Birmanie. Je ne peux pas aller en Biélorussie. Je ne peux pas aller en Afghanistan. Et c’est les locaux qui font ce travail. Heureusement que cette technologie existe et que tout le monde peut témoigner”.

L’absurdité et la perte de sens

ÉRIC BOUVET | Une femme traverse la place Minutka détruite, à l'entrée sud de Grozny, en février 2000, portant le portrait de son mari, mort lors d'une nouvelle offensive russe sur la Tchetchénie, dans laquelle elle a également perdu ses deux enfants. Bouvet n'a pas pu publier cette photo à l'époque
ÉRIC BOUVET | Une femme traverse la place Minutka détruite, à l’entrée sud de Grozny, en février 2000, portant le portrait de son mari, mort lors d’une nouvelle offensive russe sur la Tchetchénie, dans laquelle elle a également perdu ses deux enfants. Bouvet n’a pas pu publier cette photo à l’époque

Vous racontez, dans les photos à Grozny en 1996, que vous étiez que cinq photojournalistes à avoir vécu la fin des combats entre les tchétchènes et la Russie. Au Kurdistan, vous y êtes allé en 1992, quatre ans après le génocide de Saddam Hussein, et personne avant n’avait pris des photos des villages rasés parce qu’il n’existait pas la technologie actuelle.

“Tout à fait. Aujourd’hui, tout se sait. Et c’est formidable, tant mieux ! Ça me fait moins de boulot (rires)… Et puis, encore une fois, on ne peut aller contre la technologie. Il faut s’adapter. Ce qui est formidable c’est que, aujourd’hui, tout le monde peut faire des photos de famille. On a tous des souvenirs de nos parents, de nos grands-parents qui vont disparaître ou qui ont disparu. Alors que, avant, on n’avait pas toutes ces possibilités ou seulement quelques peu d’images. Aujourd’hui, on en a une multitude, on peut le partager dans tous les sens”.

Et, même si vous avez assisté impuissant à la mort de la fillette en Colombie, en 1991 vous avez pu sauver la vie d’un bebe et de sa mère en Somalie en prêtant le couteau pour pouvoir couper le cordon ombilical après la naissance au milieu du désert. Cela n’a pas de prix, j’imagine.

“Ça a été horrible. Ce que j’ai vu en Somalie, je n’ai pas pu le photographier. J’étais dans le déni total. Je me disais que ce n’était pas possible, et je ne l’ai pas photographié. En fait, j’étais devenu fou. Mon cerveau n’était plus là. Et quand je suis sorti de là, la dernière photo que j’ai faite en Somalie a été celle de cette naissance. Cette femme qui accouche par terre, dans le sable, avec deux, trois femmes qui l’aident. Et, comme elles n’avaient rien, elles étaient en train de couper le cordon ombilical avec des pierres. Donc, je leur ai prêté mon couteau ! Et c’est incroyable, je quitte le pays après toutes ces horreurs que j’ai pu voir et je termine sur une naissance. Et la femme se retourne, me redonne le couteau et me dit : “on va l’appeler Chance”. Je fonds, quoi. Je pleure…”.

Avez-vous douté parfois de la raison pour laquelle vous étiez là, dans tous ces conflits, et si cela avait du sens ?

“Oui, quand souvent on est devant l’absurdité, comme dans la première guerre en Tchétchénie (1994-1996). À six heures du matin, les combattants s’entretuent en plein centre ville, on ne peut pas traverser tellement les combats sont forts. Et, là, on voit les Russes qui ramassent leurs morts, mais à la pelle parce que les combats ont été tellement sauvages que les corps sont déchirés. Et, juste à côté, à cent mètres de là, il y a des Russes et des Tchétchènes qui fument la cigarette ensemble. Ils se parlent, alors qu’ils étaient en train de s’entretuer et qu’il y a les cadavres des autres encore, devant ! Et c’est la fin de la guerre. Vous vous entretuez et, dans les minutes qui suivent, vous fumez des cigarettes ensemble entre combattants et ennemis !”.

Comme si c’était un film, mais ce n’était pas du tout un film…

“Non, c’est la réalité et, franchement, c’est totalement absurde. On est dans une illogique totale”.

L’Europe et ses hontes

ÉRIC BOUVET | Une des photos récentes de Bouvet, qui ne figure pas dans l'exposition, avec des immigrants à Calais qui tentent d'entrer dans le tunnel sous la Manche pour rejoindre l'Angleterre
ÉRIC BOUVET | Une des photos récentes de Bouvet, qui ne figure pas dans l’exposition, avec des immigrants à Calais qui tentent d’entrer dans le tunnel sous la Manche pour rejoindre l’Angleterre

Un autre moment que vous vous dites que c’était éprouvant c’est la prise de la part des rebelles du quartier général de Kadhafi, Bab al-Azizia, à Tripoli, en août 2011. Et il y a une photo de quelqu’un de l’entourage de Kadhafi qu’on arrête et qui est en train déjà d’être malmené et que vous dites que probablement après a été exécuté mais on ne vous a pas laissé continuer de photographier. Il doit y avoir beaucoup des gens que vous avez photographié et que vous ne savez pas comment ils ont fini…

“Ce que je disais avant, parfois je pense à ça. Qu’est-ce que sont-ils devenus ? Et ce prisonnier je n’ai pas pu le suivre, et je n’ai aucun doute sur le fait qu’ils ont dû le tuer juste derrière. Ça été une journée, effectivement, extrêmement rude, cette attaque de la caserne de Kadhafi. Au point que j’avais tellement pensé à la mort ce jour-là, encore une fois, que quand je suis sorti je n’ai pas reconnu les collègues journalistes qui arrivaient devant moi. J’étais complètement sonné… Ça a été souvent le cas, quand je suis sorti vivant de mésaventures complètement dingues, alors que les gens à côté de moi se faisaient tuer. Je suis sorti de là et je n’avais plus de raison… Mais, moi, ce n’est pas grave, ce n’est pas important. Ce qui est important, c’est tous ces gens, toutes ces histoires qu’on a ramené. C’est de cela qu’il faut parler”.

Vous parlez de la honte de l’Europe quand vous photographiez le siège de Sarajevo, en 1993. Et vous parlez aussi de la honte de l’Europe alors que, des années après, vous êtes dans la frontière entre la Grèce et la Macédoine, en 2018, suivant les migrants qui essaient de continuer leur périple.

“C’est vrai. Et, comme je suis européen, je me sens concerné… J’ai déjà soixante ans, je me demande qu’est-ce qu’ils vont faire la génération de mes enfants et leurs enfants. Et, heureusement, que cette Europe existe parce qu’aujourd’hui, nous tous, Italiens, Espagnols, Français, on ne serait plus rien. On serait annulé par les États-Unis, la Chine, la Russie, ces gros monopoles. On a eu la chance de construire cette Europe, mais on ne prend pas les bonnes décisions. Je suis peiné qu’on soit coincé entre le côté économique et le côté politique. Et que ces décisions ne laissent pas beaucoup de place sur le côté humain, tout simplement”.

Vous terminez avec une photo de Paris, quand même. Ce n’est pas une guerre, ce sont des gilets jaunes à la gare de Saint-Lazare, en 2019, gazés par les forces de l’ordre. C’est une comparaison peut-être délicate à faire avec ces autres conflits.

“C’était du ‘news’, et cette crise de gilets jaunes que nous avons eu en France a été très marquante. Elle va rester dans l’histoire. Il y avait quelque chose qui n’allait pas dans cette France, puisque les gens se sont révélés. Ils ont fait une révolution avec plus ou moins de véhémence, plus ou moins justifiée bien évidemment, plus ou moins orientée… Ce que je vais dire c’est que rien est blanc et noir. Il y a des zones de gris énormes, que ce soit sur l’histoire des gilets jaunes, que ce soit sur la politique actuelle du Gouvernement. De toute façon, Edgar Morin le disait très bien dans son dernier livre (‘Leçons d’un siècle de vie’, 2021), où il parle du capitalisme et du socialisme. On le sait tous, sauf qu’il l’exprime très bien quand il parle ou il l’écrit : le socialisme c’est le bien de la société ; et le capitalisme c’est le bien de la liberté individuelle. Et on a besoin de tout ça, on a besoin des deux”.

Une profession bouleversée

VICENÇ BATALLA | Une conférence à Visa pour l'Image 2021 sur la situation en Afghanistan, avec Éric Bouvet à gauche et ses collègues photojournalistes Pascal Maitre, Oriane Zerah (de retour de Kaboul) et Gaël Turine, avec la modératrice à droite
VICENÇ BATALLA | Une conférence à Visa pour l’Image 2021 sur la situation en Afghanistan, avec Éric Bouvet à gauche et ses collègues photojournalistes Pascal Maitre, Oriane Zerah (de retour de Kaboul) et Gaël Turine, avec la modératrice à droite

Au niveau personnel, maintenant, est-ce que vous avez envie de continuer comme photojournaliste dans des zones à risque ? Est-ce que vous allez encore partir ?

“Bien sûr ! Qu’est-ce que vous croyez ? Je préfèrerais partir en Afghanistan qu’être là à faire le beau à Perpignan (rires) avec quarante ans de photo. Non, non, non, je voudrais être en Afghanistan. Mais, moi ça fait trois ans que je n’arrive plus à travailler pour la presse ! Il n’y a plus d’argent dans la presse pour qu’on parte !”.

En fait, vous n’avez travaillé que pour une seule agence ou média mais pour plusieurs (et dans les photos de l’exposition il n’y a pas d’identification des noms). Vous avez voulu, à un moment donné, conserver votre liberté comme free-lance. Mais, maintenant, vous dites que vous ne trouvez plus de preneurs ?

“Non, je n’ai plus rien pour la presse depuis trois ans… Parce que la presse s’est cassée la gueule, parce qu’il y a plus d’argent. Il y aussi un côté relationnel, avec quelques photographes qui sont liés à une rédaction. Et il y a aussi le numérique, internet, parce qu’on a découvert qu’il y avait de très bons photographes en Somalie, en Indonésie, en Argentine, partout dans le monde. Donc, il y a moins besoin de nous envoyer pour avoir des images. Et il y a plein d’autres choses, ce n’est pas juste à cause de ça. Il y a plein de raisons”.

Parce que vous êtes free-lance ?

“Oui, bien sûr. Mais nous sommes plan de free-lances, il n’y a pas que moi. Sur dix photographes qui travaillaient encore il y a dix ans, aujourd’hui il y en a neuf qui ne travaillent plus”.

Même vous avec des expositions comme celle-ci qui consacre vos quarante ans de carrière ?

“Mais, peut-être, qu’on me considère comme quelqu’un du passé, voilà !”.

Mais vous avez ici des photos qui reviennent à l’actualité, elles sont pleinement contemporaines…

“Oui, mais ça c’est votre goût et, peut-être, ce n’est pas le goût des éditeurs de photographie dans les médias”.

C’est vous qui dites, et je l’ai utilisé pour finir mon article général sur le Visa pour l’image de cette édition, que la photographie arrête le temps, c’est sa liberté et sa contrainte. Et, pour cela, vous parlez de la chance de l’arrêt sur l’image et que la meilleure photo n’est pas encore faite. C’est un bon argument pour continuer à proposer des reportages, n’est-ce pas ?

“Oui, parce que tout ce que j’ai fait, c’est fait, et ça ne m’intéresse plus. Je suis content d’avoir une exposition, là. Mais, en l’occurrence, ce qui m’intéresse c’est ce que je vais faire demain”.

Avez-vous un projet concret ?

“Je travaille, par exemple, depuis un an sur la montagne, avec une chambre  photographique de grand format. J’ai des sacs à trente kilos, et je monte à 3 000, 3 500 mètres. Et je fais qu’une photo !”.

Aux Alpes ?

“Autour de Chamonix, autour du mont Blanc… J’ai trois projets de livres. Et, puis, je partirai bien en Afghanistan !”.

 

VIDÉOTHÈQUE

Vivre en pays taliban, des Françaises Margaux Benn et Solène Chalvon-Fiorit pour France 24 et Arte, réalisé en juin 2021

Virus, regards de photographes, d’Anouk Burel, avec Éric Bouvet, Corentin FohlenLaurence GeaiAntoine d’Agata et Peter Turnley, réalisé en juin 2021 pour la chaîne parlementaire LCP

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